Une Cenerentola d’un drôle de « genre » au Théâtre de Bâle !
Quel bonheur que de voir et d’entendre La Cenerentola dans le Théâtre de Bâle, ses proportions étant idéalement adaptées à ce bijou dont l’éclat ternit nécessairement quelque peu lorsqu’il est exposé dans des écrins trop vastes. D'autant que le Théâtre de Bâle a confié cette nouvelle production (dont la première série de représentations a eu lieu en décembre-janvier) à Antonio Latella, homme de théâtre italien unanimement célébré l’été dernier pour son spectacle fleuve Sainte Extase - les Atrides au Festival d’Avignon.
Du rire, il y en a dans le spectacle d’Antonio Latella : les deux sœurs sont insupportables et ridicules à souhait, par leurs mimiques, leurs costumes, leurs invraisemblables perruques, moins par leur chant et c’est tant mieux : le ridicule de Clorinda et Tisbe est tout écrit dans la partition de Rossini, et nul n’est besoin de contrefaire sa voix ou de charger son chant d’effets appuyés pour susciter le rire. En l’occurrence, Sarah Brady et Anastasia Bickel possèdent des voix plus rondes que celles habituellement entendues dans ces rôles et servent vocalement très bien leurs personnages, des caquètements de leur première scène aux aboiements hilarants du sextuor du II (« Quello brontola, e borbotta »). De même, les pages comiques attendues provoquent leur effet habituel, notamment les interventions de Don Magnifico, grâce à la caractérisation pleine d’humour d’Andrew Murphy et à son chant soigné et précis, nonobstant ici ou là quelques légers décalages heureusement vite rattrapés.
Le rire, pourtant, n’exclut pas la réflexion. Les déguisements (du physique et des sentiments) jouent un rôle essentiel dans l’œuvre, et Latella souligne cette dimension duelle des personnages en attribuant à chacun d’entre eux une poupée de chiffon qui permet notamment de distinguer le rôle joué de la véritable personne. Mais surtout, le metteur en scène fait sien un concept déjà ancien, consistant à poser que lorsque maître et valet entretiennent une relation privilégiée, les rôles ne sont plus aussi clairement définis que le voudraient les conventions sociales, et que la relation peut alors se teinter d’amitié, voire d’amitié amoureuse.
Ramiro et Dandini semblent deux jeunes hommes fraîchement sortis de l’adolescence, ayant visiblement déjà fait les quatre cents coups ensemble, et plus d’un geste ou d’un regard tendres échangés entre eux (même si Dandini ne va pas jusqu’à poser un baiser sur les lèvres du Prince comme lors de la première série de représentations) disent les sentiments que partagent les deux jeunes hommes. Mais un Prince doit se marier, et bien sûr se marier avec une femme. Tout commence comme un jeu : les deux jeunes hommes s’amusent à découvrir l’amour de l’autre sexe qu’ils ne connaissent visiblement pas, et Dandini se lance le premier sous le déguisement de son maître. Mais rien ne se passe comme prévu : Dandini n’est pas insensible au charme d’Angelina, et le chant qu’il lui adresse au premier acte (à elle plus qu’aux deux autres sœurs), loin d’être ridicule, affole Ramiro qui craint de voir sous ses propres yeux son amoureux lui échapper et s’intéresser de bien trop près à une rivale féminine. Lorsqu'au finale du premier acte, elle enlève son chapeau et révèle sa magnifique chevelure rousse, le Prince Ramiro est séduit à son tour et reprend vite sa véritable identité.
À la fin de l’opéra, Don Magnifico, ayant compris qu’il fallait faire preuve de plus de tolérance pour être bien en cour, arbore un ridicule costume rose, ainsi qu’une perruque blonde qui le fait ressembler (hasard ou volonté délibérée ?)… à un certain président des États-Unis ! Quant au personnage de Dandini, il devient alors le malheureux amoureux éconduit, et doublement éconduit : par son Prince mais aussi par la jeune fille dont il était en train de tomber amoureux. Son statut ne peut que le pousser à quitter la partie et à faire mine de se réjouir du bonheur égoïste des deux personnes qu’il aimait. Heureusement, par une pirouette finale, Ramiro et Angelina, qui viennent de s’enfermer dans leurs nouveaux appartements, lui font signe de les rejoindre, happy end totalement en phase avec l’exubérante jubilation du rondeau final.
Les deux interprètes masculins livrent avec aisance cette lecture très originale de l’œuvre. Jeunes et séduisants tous les deux, ils jouent admirablement, avec conviction et naturel, les personnages pensés par Latella. Pavel Kolgatin, encore peu connu en France (mais se produisant régulièrement à Vienne) fait entendre une voix légère, agile, au timbre agréable, capable de douceur et de belles nuances (quel dommage que la reprise de « Dolce speranza, freddo timore » ait été coupée !). Tout au plus pourrait-on souhaiter que sa colère éclate avec un peu plus de force dans le sextuor du II (« Alme vili ! »), mais Pavel Kolgatin est quoi qu’il en soit un ténor rossinien à suivre. Quant à Vittorio Pratto, sa prestation vocale rejoint son interprétation scénique dans l’excellence : tour à tour drôle, tendre, touchant, il propose un valet loin du traditionnel faire-valoir comique de son maître : Dandini devient un personnage aussi important que Ramiro ou Cenerentola, un être de chair et de sang, avec ses émotions, ses sentiments, ses fêlures. La voix du baryton italien, puissante, bien timbrée, agile (les vocalises de « Come un’ape » sont parfaitement exécutées et ne nécessitent, pour une fois, aucun ralentissement du tempo) lui permet de projeter admirablement dans son chant ces différentes facettes du personnage. Vittorio Pratto chantera le Figaro du Barbier l’été prochain au Festival de Beaune, un rôle dans lequel il devrait exceller.
Tassos Apostolou prête sa voix sombre et puissante au philosophe Alidoro. Tout à la fois observateur et metteur en scène (il braque les projecteurs sur tel ou tel interprète en fonction de l’action), il incarne également, par son curieux vêtement (mi-pantalon, mi-jupe), l’un des messages véhiculés par la mise en scène : la question du genre disparaît devant la puissance et la sincérité des sentiments.
Vasilisa Berzhanskaya, enfin, prête sa voix chaude et veloutée à Cenerentola. On a peut-être déjà entendu une virtuosité plus affirmée (les vocalises sont essentiellement chantées dans la nuance piano), mais l’interprétation convainc par la douceur qu’y apporte la chanteuse, la puissance également lorsque la situation l’exige (Angelina est loin d’être une oie blanche dans cette mise en scène, elle se montre même parfois prête à riposter aux attaques de son père), et une grande attention accordée aux nuances.
Il reste enfin à féliciter le chœur masculin du Théâtre de Bâle et le Sinfonieorchester Basel pour ses qualités de précision et de transparence, indispensables dans ce répertoire. On ne tiendra pas rigueur au chef Daniele Squeo des petits décalages qui se font parfois entendre entre la fosse et le plateau, et qui ne lui sont d’ailleurs pas tous imputables. Sa direction, à la fois sobre et contrastée, et son choix de tempi toujours adaptés aux variations d’ambiances et de situations dont regorge l’œuvre, illustrent joliment le melodramma giocoso de Rossini.
Succès complet auprès du public, applaudissant chaleureusement l’ensemble des interprètes et ayant adhéré bien volontiers à la vision novatrice et originale d’Antonio Latella !