Le Pavillon d’Or resplendit à l’Opéra National du Rhin
Le Pavillon d’Or se caractérise par la multiplicité créatrice. Celle de Mishima pour le roman, qui imagine, d’après un fait divers, ce qui a poussé un jeune moine, en 1950, à incendier l’un des plus beaux temples de Kyoto, le Kinkaku-ji. Celle du compositeur, Toshiro Mayuzumi, qui, s’il puise dans le roman sa source première d’inspiration, transforme le bégaiement du protagoniste Mizoguchi, forcément vecteur de difficulté pour un opéra, en un handicap de la main. Celle du livret de Claus Henneberg qui offre une œuvre singulière à la langue allemande, ponctuée de japonais par quelques sutras, ces textes chantés que tout visiteur a l’occasion d’entendre sur les hauteurs du mont Koya sacré. Celle enfin d’Amon Miyamoto qui, pour cette mise en scène, effectue des coupes dans l’argument et propose une fin renouvelée. Le chœur y commente et commande, personnage à part entière dans un univers majoritairement masculin.
Le pavillon, obsession de Mizoguchi, est ici projeté sous forme de photographies sur le fond de la scène. Comme l’original, il trône majestueusement sur un îlot, figuré par le sol laqué qui le reflète comme il reflète les personnages. Il est aussi symbolisé par les couleurs d’un mur, doré à l’extrême, qui s’embrase sous l’effet d’une unique allumette, faisant apparaître dans la fumée des formes grimaçantes. Le feu destructeur agrandit le mur, qui s’avance, recouvre la scène, avant de pivoter et de disparaître. Ce jeu de pivot et de glissements caractérise également l’ensemble des décors. Mobiles, ils entourent Mizoguchi ou l’enserrent dans une symbolique de l’enfermement mental et sociétal du personnage. Les panneaux glissants des habitats traditionnels sont ici davantage des barreaux, mais renferment tous une composante civilisationnelle : cérémonie du thé, repas au sol, ikebana et offrandes comestibles au temple, comme de petits tableaux extraits des films de Yasujiro Ozu. Le traumatisme d’Hiroshima et de Nagasaki figure sous la forme d’une vidéo du nuage.
La caractérisation des personnages est assurée par un savant code-couleur, du vert de Tsurukawa, l’ami, au rouge de Kashiwagi, tentateur et malfaisant. Les femmes, peu nombreuses, revêtent majoritairement kimonos et ornements floraux dans leurs cheveux. L’absence visuelle du chœur est fréquente et renforce l’impression de pénétrer la pensée de Mizoguchi jusqu’à la concrétisation du pire. L’obsession mentale de Mizoguchi est aussi astucieusement présentée par un personnage duel sous les traits du baryton Simon Bailey et d’un danseur (merveilleux Pavel Danko), en jeune Mizoguchi.
Simon Bailey ne quitte quasiment jamais la scène. S’il est parfois muet lorsque Mizoguchi s’incarne davantage dans les mouvements de Pavel Danko, sa présence scénique reste forte, tout comme sa tenue vocale. Grondant dans les graves, presque strident dans les aigus, sa diction est infaillible, son jeu de personnage torturé sans impact sur la qualité de sa voix. Tsurukawa, le confident, incarné par le baryton Dominic Groβe, allie diction précise, passages parlés et chantés, passant de l’un à l’autre sans la moindre difficulté, sachant teinter ses graves de la délicatesse qui caractérise son personnage.
Le ténor Paul Kaufmann est à l’inverse un truculent Kashiwagi au coffre et au placement de voix solides. Fumihiko Shimura en abbé Dosen est convaincant dans son jeu de scène, mais sa tessiture de baryton-basse manque à la fois de chaleur et de puissance. Le ténor Yves Saelens fait preuve lui aussi d’une théâtralité convaincante et sait alterner chaleur du timbre et voix volontairement hésitante sous l’effet de la maladie qui emporte son personnage de père, celui qui a voulu montrer la beauté du pavillon d’or à Mizoguchi et le fait entrer sous les ordres de Dosen.
Peu de rôles féminins dans cet opus, où la femme, autre obsession de Mizoguchi, est une apparition brève de mère, prostituée ou amour de jeunesse. Michaela Schneider déploie efficacement ses aigus de soprano en mère et femme adultère, Makiko Yoshime, autre soprano, est une jeune fille délicate dans son jeu scénique et ses aigus cristallins, alors que Fanny Lustaud est une mystérieuse Uiko, amour de jeunesse convaincant dans ses aigus de mezzo-soprano.
Époustouflant, le Chœur de l’Opéra national du Rhin sourde, gronde, oppresse Mizoguchi, ajuste les timbres pour psalmodier les sutras, jaillit enfin, puissant, pour l’incendie final.
De même que le chœur sait s’adapter à la spécificité des sutras, la fosse fonctionne par l’ajout, pour un orchestre symphonique occidental, de nombreux tambours et gongs japonais. La partition s’occidentalise par endroits, se fait même jazzy lorsque l’occupation américaine est présente sur scène, ou rappelle, dans les moments les plus glaçants, la bande-son de Psychose de Bernard Hermann par le rythme et le crissement des violons. Sous la direction de Paul Daniel, les cuivres traduisent la confusion et la perte de repère de Mizoguchi, l’envoûtante shakuhachi, flûte japonaise, est seule en scène, et la flûte traversière se calque sur les mouvements du typhon qui menace le temple.
Complexe équilibre entre le ravissement et l’effroi, beauté détruite et destructrice, ce Pavillon d’Or conquiert le public dont l’ovation résonne longuement passées les dernières flammes qui engloutissent le Kinkaku-ji.