Le Domino noir à l’Opéra-Comique, antidote à la morosité ambiante
Présenté le mois dernier à l’Opéra de Liège (voir le compte-rendu) dans le cadre d’une co-production avec l’Opéra Comique et désormais de l’Opéra de Lausanne (l’ouvrage y sera représenté en janvier 2021), ce Domino noir de Daniel-François-Esprit Auber, sur un livret de l’intarissable Eugène Scribe, renaît aujourd’hui de ses cendres pour le plus vif plaisir du public et des artistes.
Créé à Paris en 1837, cet ouvrage délicieux en trois actes apparaît comme un exemple type du style opéra-comique d’alors, avec ses rebondissements successifs, cette légèreté expressive qui le caractérise, cette finesse d’écriture qui fait la part belle tant au chant qu’à la comédie. S'y retrouvent de multiples ingrédients qui collent à l’époque : une satire en forme d’égratignure de l’Église et du couvent au troisième acte, l’évocation d’une Espagne fantaisiste vue par les yeux des français, une évocation du bal masqué alors si en vogue. Le personnage d’Angèle de Olivarès, d’une noble et riche famille, vouée à devenir Abbesse du couvent où elle est élevée, mais qui fort curieuse du monde s’en échappe facilement pour courir, sous son domino noir (tenue de carnaval), le bal ou devenir servante aguichante sous le nom emprunté d’Inésille, fut pensé pour la divine Laure Cinti-Damoreau, créatrice entres autres de la Comtesse Adèle du Comte Ory de Rossini.
Ce soprano d’agilité était alors adulé et l’écriture de ce beau rôle lui permettait de déployer tous les charmes d’une voix jugée enchanteresse, notamment par Berlioz. Le plus gros de la partition lui est d’ailleurs dédié que ce soit dans les duos, ensembles et ses airs emplis de souplesse, de charme et de virtuosité : la ronde aragonaise du deuxième acte où son air du troisième, "Je suis sauvée enfin" qui requiert une belle dynamique dans sa première partie suivi d’un déploiement de toute la technique vocale en seconde partie, "Flamme vengeresse". Anne-Catherine Gillet possède l’ensemble des atouts indispensables avec une présence scénique toute d’élégance et pleine de surprises, comme sa métamorphose en vieille abbesse cassée en deux par les rhumatismes lors de son entretien avec Horace au parloir du couvent. La voix apparaît ravissante, avec un aigu rayonnant et d’une parfaite agilité sur toute la tessiture.
À ses côtés, Cyrille Dubois (à retrouver ici en interview) campe Horace, l’amoureux transi et presque lunaire de la belle Angèle qui lui en fait voir de toutes les couleurs. Sa voix de ténor pas si léger que cela, à l’aigu d’une franche aisance, est un ravissement perpétuel et totalement en adéquation avec ce répertoire. Antoinette Dennefeld, dans le rôle de Brigitte, l’amie et complice d’Angèle, chante de façon particulièrement pétillante toute sa partie, tandis que Marie Lenormand, dans le rôle de la plantureuse gouvernante Jacinthe lutinée par Gil Perez, le gardien du couvent, fait s’esclaffer toute la salle par son ardent jeu de scène et sa savoureuse interprétation de son air "S’il est sur terre un emploi".
Laurent Kubla est irrésistible en Gil Perez et dans son air savoureux Deo gratia. Le ténor François Rougier campe un Juliano, ami fidèle d’Horace, franc et sonore. Et quel plaisir que de retrouver dans le rôle de Sœur Ursule, qui convoite avec une ambition non dissimulée le rôle d’Abbesse, la grande sociétaire de la Comédie-Française, Sylvia Bergé aux allures démoniaques. Dans le rôle de Lord Elfort, à l’accent British fort prononcé, le comédien Laurent Montel fait merveille. On ne saurait oublier la terrible Tourière incarnée de façon presque inquiétante par Valérie Rio et Olivier Déjean, Melchior, tous deux membres émérites du Chœur Accentus. Il convient de souligner la diction de tous ces artistes, absolument parfaite, qualité indispensable tout particulièrement pour ce répertoire.
La mise en scène signée Valérie Lesort et Christian Hecq, sociétaire lui aussi du Français, est une pépite d’invention et d’imagination. Déjà, leur spectacle 20.000 Lieues sous les mers d’après Jules Verne à la Comédie Française avait rallié tous les suffrages. Ici, tout en respectant l’ouvrage dans ses traditions et ses fondamentaux, ils insufflent à l’opéra-comique d’Auber une cure de rajeunissement toute revitalisante. Une nouvelle fois, ils font intervenir des marionnettes ou des personnages relevant de la fantaisie la plus débridée – des statues qui descendent de leur piédestal pour se mêler à la fête, des grotesques qui réagissent à la situation et osent même chanter, un cochon facétieux. Les décors de Laurent Peduzzi, avec cette horloge fatidique au premier acte, les costumes loufoques de bal masqué inspirés du monde animalier de Vanessa Sannino (à qui nous avons consacré un portrait), donnent au spectacle une saveur toute particulière et entraîne un rire fort bienvenu.
À la tête de l’Orchestre Philharmonique de Radio France et du toujours parfait Chœur Accentus, Patrick Davin, en phase totale avec la représentation, semble comme jubiler. Sa direction musicale, après une ouverture adroitement menée, mise sur la finesse et l’amour d’une musique toute de raffinement et d’intelligence.
Les représentations se poursuivent Salle Favart jusqu’au 5 avril prochain : ne ratez pas un tel rare moment de griserie et réservez vite vos places à cette adresse !