Un très grand Nain à Rennes
Tout commence par un divertissement frivole et charmant à la cour d’une Espagne imaginaire du XVIIIème siècle. On s’apprête à fêter les 18 ans de l’Infante. Parmi les cadeaux figure, étrangement, un nain ! Très vite, la fête se transforme en un drame d’une modernité étonnante, d’une violence extrême où la parabole finale du miroir nous invite autant à la réflexion qu’à l’émotion.
Cela commence comme un tableau de cour de Velasquez et finit comme une peinture noire de Goya” Daniel Jeanneteau
Alexander von Zemlinsky a été de son temps un directeur d’opéra et un chef d’orchestre reconnu et admiré mais il a fait partie de ces musiciens juifs condamnés par le nazisme, exilé aux États-Unis, incapable de s’y adapter. Il mourut oublié de tous, musicien marginal, réfractaire au mouvement atonal. Le Nain, œuvre flamboyante et morbide, raconte l’histoire d’un pauvre homme détruit à mort par le regard d’autrui (avec une part autobiographique, qui rend l'histoire doublement tragique).
Tout comme le texte, la musique dérange par son mélange de styles. Au début, elle est joyeuse, évoque la cour d’Espagne du XVIIIème siècle dans un style néo-classique aux inflexions hispanisantes très en vogue à cette époque. Lorsque le nain apparaît, tout bascule dans un style grotesque : violence et mélancolie s’installent. La musique est dissonante mais reste tonale. Elle est très sophistiquée, très lyrique et puissante, expressionniste. C’est l’âme qui parle. Tout comme dans les tableaux de Schiele ou les autoportraits de Schönberg, la laideur habite l’expressionnisme et l’expressivité.
La mise en scène de Daniel Jeanneteau est contemporaine, mettant davantage l’accent sur la différence sociale que le handicap physique du protagoniste.Chaque attitude, chaque mouvement sont pensés pour susciter une idée, une émotion, racontant l’histoire de deux êtres qui s’attirent, des corps qui s’approchent, s’éloignent, issus d’univers très différents. Ils ne sont pas faits pour se rencontrer : on les met face à face et on observe ce qui se passe. Il y a un doute autour de cette rencontre : des hésitations, des attirances, de la répulsion. Elle vient d’un monde éduqué, elle est jeune et ne connaît pas encore la vie. Elle joue, sait qu’elle va trop loin mais pas à quel point. Lui est un bouffon irrémédiablement éloigné de l’Infante par sa position sociale. Il se croit irrésistible, ignore tout de son physique, vit dans une sorte d’insouciance, d’ignorance, et se réfugie dans le bonheur ambiant. Idée audacieuse que de déployer un immense miroir dans lequel se confronte le nain mais pas uniquement puisque la salle entière s’y reflète. Le miroir est symbole de vérité qui nous force à réfléchir sur nous-mêmes. Nous existons par le regard des autres. Nous découvrons vraiment qui nous sommes et non ce que nous croyons être. En osant affronter son regard, nous consentons à se remettre à son verdict.
Cette différence sociale est visible également par le choix des costumes conçus par Olga Karpinsky. Contraste entre lui, le jeune de cité, habillé d’un jean, d’une doudoune bleue et chaussé de baskets, des habits de malheureux qui contrastent avec l’univers haute couture (robes blanches, chaussures et coiffures très sophistiqués) du royaume enchanté de la Princesse. Juchées sur des chaussures aux talons vertigineux, l’infante et ses compagnes dominent la situation et humilient encore un peu plus le pauvre bougre. Élégance également dans les costumes tailleurs noirs des caméristes, à un détail près, les escarpins rouges de Ghita, la première camériste. Rouges sanguins sont également les gants du chambellan, habillé d’un tablier noir de cuisine.
La scénographie est épurée, sobre, pensée et conçue par la lumière crue et intense, de Marie-Christine Soma. Deux plans scéniques se distinguent comme pour bien délimiter le lieu de la tragédie du monde futile de la cour d’Espagne. Un cadre blanc à l’éclairage intense avec à l’intérieur de ce cadre, une table pouvant faire penser à une salle d’opération où de dissection. En arrière-scène derrière un voile noir se déroule les divertissements de la cour : jeux de ballons, bal. Lorsque l’Infante danse avec le nain, cela se passe en coulisse, comme un rêve. La lumière change, le cadre s’ourle de doré, les couleurs prennent un reflet mordoré, les personnages se figent : on dirait un tableau de Klimt.
La réussite de ce spectacle est aussi due à un plateau de jeunes chanteurs très prometteurs. Le rôle-titre est interprété par Mathias Vidal. Plutôt habitué au répertoire baroque, il se révèle dans ce personnage. Sa belle voix de ténor est nuancée et riche : il respecte au maximum les intensités notamment dans les triples piano chuchotés voulus par Zemlinsky. Le timbre est clair, les aigus sont faciles, la voix mixte et la voix de tête sont bien contrôlées avec parfois les intonations d’un haute-contre. Le vibrato est perceptible sans être trop prononcé. Il déploie un grand lyrisme par un phrasé très expressif. Tantôt polichinelle, poète, chevalier (à la rose), pierrot lunaire, il s’investit pleinement dans son personnage.
L’infante candide et écervelée est interprétée par Jennifer Courcier. Sa voix de soprano est encore un peu limitée en puissance mais sa légèreté, son timbre clair, son phrasé prometteur, ses qualités d’actrice, son port de tête digne d’une danseuse, lui permettent d’interpréter avec justesse un personnage hautain à l’indifférence inhumaine lorsqu’elle déplore son jouet « tout juste offert et déjà cassé » .
Très applaudie et appréciée du public rennais grâce à sa prestation de Carmen la saison précédente, Julie Robard-Gendre est une Ghita impressionnante. Sa voix de mezzo-soprano est puissante, bien projetée. Le timbre chaud avec son vibrato très perceptible, son phrasé très expressif donne un caractère noble et humain à son personnage, le seul qui exprime de la compassion.
Christian Helmer dans le rôle de Don Estoban, le Chambellan déploie une voix de baryton puissante aux aigus bien contrôlés, un bon phrasé et une articulation précise. Joli trio de caméristes formé par Laura Holm, Marielou Jacquard et Fiona McGown, tout comme le chœur des huit compagnes. Toutes ont des voix brillantes et de l’aisance scénique.
La direction de l’Orchestre de Bretagne est assurée par Franck Ollu. Il exploite au mieux l’effectif réduit à 18 musiciens (au lieu des 90 demandés par la partition). La richesse de l’orchestration est parfaitement audible et l’interprétation claire est en adéquation avec la mise en scène, s’adaptant avec nuance aux chanteurs.
La production est applaudie avec enthousiasme et laisse cependant perplexe, confrontés à la question existentielle de la connaissance de soi.