Roméo et Juliette à l’Opéra de Nice, un Gounod d’âpre guerre
De fait, le décor unique est fait d’un monticule de terre, sur lequel sont fichés deux lampadaires, telles les croix du Golgotha, littéralement : le mont du drame. La maison de Juliette (3e croix), presqu’encore fumante, semble venir d’être bombardée. Des sacs pare-balles jonchent les angles de la scène. Les années quarante sont l’aujourd’hui choisi par Irina Brook, années du basculement dans ce que la violence a d’universel et de pire. Les étoiles sont les mêmes pour tous, et sont clairement organisées en constellations. L’ordre est dans le ciel, le chaos sur la terre. La mise en scène d’Irina Brook privilégie la simplicité du propos visuel. Peu d’accessoires symboliques ou historiques à déchiffrer ou reconstituer dans les décors de Noëlle Ginefri. Nulle Vérone, mais un cadre-climat, celui d’un drame permanent, et toujours déjà là, lieu de mort et de tristesse comme de joie et de fête, d’intimité et de publicité. Il s’agit de traverser l’étriqué de la morale Napoléon III pour atteindre à l’intimité shakespearienne de Gounod et de privilégier les rencontres corps à corps des protagonistes.
Deux ados qui se bécotent vont bientôt sacrifier leur vie, par et pour l’amour. La référence scénographique est celle d’un théâtre visité par quelques plans-séquence cinématographiques de films de guerre en noir (surtout) et blanc, picturalement colorisés par les costumes de Magali Castellan et les lumières d’Alexandre Toscani. Les costumes jouent sur les couleurs bleu, rouge et leurs déclinaisons, teignant des drapés Touareg, voiles orientaux, écharpes urbaines et robes en lamé. Les lumières, tantôt lunaires et fantomatiques, tantôt terriennes et organiques, nimbent cet opéra. Elles disent le mort et le vivant, l’animé et l’inanimé.
Les chorégraphies de Martin Buczko n’ont rien d’obligé, de cérémoniel, et prolongent l’envie, parfois nostalgique, que peuvent avoir les protagonistes de bouger leur corps, dans la joie, l’adresse et la beauté. Le hip-hop et ses désarticulés rencontrent les turqueries mozartiennes les plus enlevées.
La Juliette de la soprano Vannina Santoni a le physique d’une femme-trophée magnifiquement pailletée de rouge en ouverture de récit. Le timbre affleure le colorature dans des vocalises-bijou de femme en fleur (« Je veux vivre dans ce rêve »). Le frisson organique du vibrato serré s’installe progressivement sur le socle charnu de son médium. Le chant et le personnage prennent une dimension qui l’immunise de toute mièvrerie. La chanteuse de l’adolescence accède à la maîtrise de l’ensemble de ses registres dynamiques : ce par quoi elle installe sa volonté, son devenir lyrique. Elle peut puiser dans son grave avec naturel, afin de contacter le régime vocal de son partenaire. Enfin, elle sait mourir scéniquement et vocalement.
Le Roméo du ténor Jésus León est au diapason de sa partenaire. Le timbre est doré, le vibrato naturel, le souffle long, l’émission puissante. En même temps que Juliette, mais à sa manière, il prend de la consistance et construit sa cohérence de scène en scène. Il « enquille » en adolescent désœuvré d’aujourd’hui le territoire de l’Autre (dont il convoite l’essentiel trophée). Il venge son ami, Mercutio, en proie à une fureur vocale exactement proportionnée à ce qui précède et suit la scène. Mais il se dépouille de ses adhérences mondaines à chaque duo d’amour.
Le page Stephano apparaît à pas feutrés en Catherine Trottmann, afin de sidérer l’auditoire. Ce pur moment de chant, fait de l’opaline virtuose de trilles et autres traits, intègre progressivement à l’action le temps suspendu de sa ballade.
Tybalt est investi corps et voix par le ténor Enguerrand De Hys. Le timbre traduit la tension et l’aigreur urgentes de la haine vengeresse. Il a de quoi surprendre lors de son irruption, par sa nervosité d’opérette. Mais il se leste bien vite, grâce à la tenue élégante et incisive de la diction du chanteur, du poids et de l’intensité du drame.
Côté ardeur combative, vient Mercutio, qui bénéficie du baryton de Boris Grappe. Une énergie percussive émane de son corps d’athlète (notamment dans l'air "Mab, la reine des mensonges"). Il porte haut l’expression d’un certain rugueux, qui ne peut être que celui de la matière, finalement blessée.
Les nappes phréatiques du plateau vocal convergent vers trois figures paternelles. Le Comte Capulet de Philippe Ermelier est à sa place en grand mamamushi dont la rondeur débonnaire est compensée par le mode d’émission vocale. Avec plus d’énergie déclamatoire que de legato, il articule ses traits comme dans un oratorio.
Le chanteur basse Frédéric Caton incarne un Frère Laurent, en revanche, au legato hiératique et enveloppé de compassion christique. La voix sans faille de la loi céleste est humanisée en temps réel par le granuleux de ses longues cordes vocales, et installe, progressivement, ses graves les plus pleins.
Le Duc a la voix de Jean-Loup Pagesy, une voix de sabre, forgée du métal mélangé des timbres de trombone et de contrebasse, qui doit trancher, afin que justice soit juste.
Les derniers rôles secondaires sont caractérisés par leurs fonctions et leurs accoutrements. Marie-Noële Vidal est toute à son personnage de Gertrude, peut-être trop renvoyée à ses bigoudis et ses mules. Le timbre, au mezzo un peu voilé, se fond harmonieusement dans les ensembles. Gregorio est interprété avec exactitude par le baryton Richard Rittelmann. Enfin, le Paris de Mickaël Guedj, en lunettes d’homme politique de notre temps, affublé d’un doudou géant (peluche de tigre blanc), assure, avec humour, et sans susurrer, ce rôle parfaitement ingrat.
La direction musicale chevronnée d’Alain Guingal anime un Orchestre Philharmonique de Nice qui met un peu de temps à s’acclimater à l’annonce de l’issue dramatique de l’œuvre. La pâte sonore est çà et là trop épaisse dans les tutti, en regard du ciselé des voix et des touches de l’orchestration. Le Choeur de l'Opéra de Nice, préparé par Giulio Magnanini, est très applaudi. Il sait se glisser sans déplacement et gestuelle superflue dans les rendez-vous collectifs prévus par le livret : tout en retenue religieuse, tout en puissance d’expression de joie ou de justice.
Les applaudissements en direction des chanteurs et des musiciens sont nourris. L’équipe scénique n’apparaît pas, ce qui frustre un public soucieux de réagir à cette dimension toujours si discutée du spectacle d’Opéra.