Grandes héroïnes au Grand salon des Invalides par Eva Zaïcik et Le Consort
En prélude au concert, Eva Zaïcik fait demander l'indulgence du public en se faisant annoncer un peu souffrante. Il paraît en effet a priori concevable qu'elle ait pris froid dans les rigoureuses températures de l'Oural : la mezzo-soprano rentre de l'Opéra de Perm en Russie où elle tenait le rôle de Lybie, dans Phaéton de Lully, avec le Poème Harmonique (vous pouvez l'y entendre à Versailles). Reste qu'hormis une interversion opérée entre deux morceaux par rapport à l'ordre prévu dans le programme (afin de laisser à la chanteuse davantage de repos entre deux performances), cette gêne ne paraîtra nullement. « Si elle chante ainsi quand elle est indisposée, qu'est-ce que ça doit être quand elle est en forme ! » s'exclameront des spectateurs à l'issue du concert.
Qu'il est ravigotant en effet que de faire de la musique entre amis, dans un bain de jeunesse et de talents ! Eva Zaïcik peut ainsi compter sur les instrumentistes du Consort de Justin Taylor, avec lequel elle noue un partenariat fameux et déjà célébré (Justin Taylor, qui donna son nom au quatuor instrumental, fut nommé parmi les Révélations instrumentales aux Victoires de la Musique classique l'année dernière, Eva Zaïcik vient de remporter le Prix de révélation lyrique cette année). La lutherie des instruments anciens invite les instrumentistes à des positions corporelles renforçant merveilleusement cette union ainsi que l'expressivité de leurs lignes. L'absence de mentonnière sur les violons permet à Théotime Langlois de Swarte et Sophie de Bardonnèche d'élever le regard et la ligne vers le ciel, tandis que l'instrument semble flotter sur leurs épaules. La viole de gambe suspendue en l'air car serrée sur l'intérieur de jambes arquées en ballerine, Louise Pierrard articule en même temps que la chanteuse, aussi bien de ses lèvres muettes qu'avec son archet (et même l'immensité du bleu de ses yeux répondant à ceux de Sophie de Bardonnèche). Chacun de ces trois archets semble effleurer les cordes et ils garderont tous cette douceur, délicieusement soutenue par Justin Taylor qui se place à l'intersection des claviers d'un clavecin & d'un orgue positif.
Le programme s'ouvre par la musique française, avec la Sonate en trio en sol mineur de Jean-François Dandrieu laissant la voix libre pour Eva Zaïcik avec une articulation raffinée du français qui aurait rendu fier Louis XIV, dont l'auguste portrait domine ce Grand Salon (et semble presque sourire en admirant sa robe dos-nu). Les graves amples et chauds viennent caresser la voix de poitrine et de nombreux endroits de sa tessiture ont cette accroche naturelle qui s'obtient lorsqu'une fréquence entre en résonance avec tout l'appareil vocal (mais aussi un lieu et une émotion). Voix complète, ses vocalises se démultiplient parfois en batteries (répétition très rapide d'une même note) avant d'offrir une montée lyrique vers l'aigu.
L'héroïne parlera ce soir trois langues : elle peut aussi se révéler d'emblée sous les traits (et surtout dans la voix) d'une humble Bergère françoise, ses amours candides et pastorales mises en musique dans la cantate de Michel-Pignolet de Montéclair (1667-1737). "Trop heureux qui n'aime rien Ou du moins heureux qui n'aime Que ses moutons et son chien" devient ici un moment d'émotion intense (à l'exact inverse du choix opéré dans ce répertoire par Anne Sofie von Otter, Thomas Dunford et Jean Rondeau Salle Gaveau il y a quelques mois de cela).
Cette bergère est d'autant plus intense en émotion qu'elle annonce le sublime moment suivant du concert : si sa montée harmonique rappelle immédiatement le Stabat mater de Pergolèse, sa basse obstinément descendante mène naturellement vers Didon et Énée de Purcell. "When I am laid" est aussi inoubliable que celui qui l'avait révélée sur nos pages avec son remplacement au pied levé à Rouen. Qualités et choix d'interprétation trop rares, Eva Zaïcik s'implique pleinement dès le récitatif. "Thy hand, Belinda" n'est pas expédié pour arriver plus vite sur "When I am laid". Il est d'emblée émouvant. "Death is now a welcome guest" est terrible.
Le parcours se poursuit avec les impressionnants "Some dire event, Scenes of horror" (extrait halluciné du Jephtha de Haendel dans lequel les yeux de la chanteuse n'auront jamais paru si noirs et ses cheveux à ce point enflammés) et se conclut en italien avec "Se lento ancora il fulmine" (air de Zanaida dans Argippo). Certes la fougue d'Antonio Vivaldi est prise trop rapide pour être en place, mais l'énergie est indéniable et elle sait même s'apaiser pour le célèbre "Ombra mai fu" (extrait de Serse : toujours de l'italien, mais par Haendel). Levant définitivement les doutes quant à sa forme héroïque, Eva Zaïcik offre même un bis : "Where shall I fly?" (Hercule de Haendel), plein de feu et de fureur, de serpents et de scorpions (puis d'un tonnerre d'applaudissements) !