Don Carlos à Lyon au milieu des ténèbres
Dans le cadre de son festival annuel, l’Opéra de Lyon avait choisi de mettre à l’honneur Giuseppe Verdi avec trois de ses ouvrages majeurs, Attila en version de concert, Macbeth en recréant la production signée en 2012 par Ivo van Hove et en confiant à Christophe Honoré une nouvelle mise en scène de Don Carlos qui devait constituer le clou de l’événement. Comme à Paris à l’Opéra Bastille en début de saison, le choix s’est porté sur la version française de l’ouvrage, celle de la création au Théâtre Lyrique National de Paris en 1865, avec en sus à Lyon une partie de la musique du ballet, certainement pas l’une des pages les plus inspirées du compositeur. Christophe Honoré s’est déjà fait remarquer à l’Opéra de Lyon en proposant les saisons passées deux productions très contestées des Dialogues des Carmélites de Francis Poulenc et de Pelléas et Mélisande de Claude Debussy. Pour autant, même si les choix opérés avaient alors suscité l’ire d’une partie du public et de la critique, ils avaient le mérite de porter un regard certes extrêmement personnel, mais indubitablement fort sur les deux ouvrages. Avec Don Carlos, il semble avoir recherché plutôt un certain consensus en misant délibérément sur la qualité théâtrale de l’œuvre inspirée de Schiller et en abandonnant ses habitudes cinématographiques.
Cette production de Don Carlos, dans des décors d’Alban Ho Van, plonge l'oeuvre dans un univers uniformément sombre et pesant, presque carcéral où les passions sont interdites voire inexorablement vouées à l’échec. Tout se décline du noir de l’Église triomphante et de la toute puissante Inquisition. Cette cour d’Espagne, sous le règne de Philippe II, a banni toute ornementation, tout plaisir. La sécheresse emplit l’esprit et le cœur. Seuls, paradoxalement, un tableau du Christ en croix et le déploiement d’une banderole lors de la scène finale (en guise d’affirmation de la pureté d’Élisabeth) représentant une superbe Madone toute de rouge vêtue, comme descendue d’une toile d’Andrea Del Sarto, apportent quelques touches de couleurs.
Christophe Honoré utilise toutes les composantes qui lui sont offertes au niveau d’un théâtre lyrique : trappes et cloisons, immenses rideaux permettant de délimiter les scènes et les espaces, escaliers, et ce avec une efficacité réelle. Les lumières pondérées, mais subtiles de Dominique Bruguière et les costumes de Pascaline Chavanne, dont il est parfois difficile de discerner l’ensemble des contours et les matières utilisées, participent directement de l’ambiance ainsi créée. La scène de l’Autodafé circonscrite au sein d’un décor sur trois étages, avec cette vision effrayante de suppliciés attachés aux cariatides dans l’attente de leur mort sur le bûcher, manque pourtant d’un certain déploiement de forces que la musique de Verdi revendique ici. La chorégraphie d’Ashley Wright centrée sur quatre danseurs s’épuisant dans une sorte de danse de Saint-Guy laisse particulièrement mal à l’aise sans jamais emporter l’adhésion.
Au plan vocal, ce sont deux chanteurs français qui raflent sans conteste la palme. Stéphane Degout en premier lieu, modèle de chant intelligent, maîtrisé, au phrasé et à la diction idéals, en un mot magistral. Son incarnation de Posa puise aux sources du drame, terriblement humain avec ses contradictions et ses certitudes. Christophe Honoré a bizarrement cloué l’Eboli d’Eve-Maud Hubeaux dans un fauteuil roulant qu’elle quitte difficilement en s’appuyant sur une canne fort chancelante. Loin de se laisser dépasser par cette option réductrice et dangereuse pour une cantatrice qui a fort à faire dans ce rôle tout particulièrement difficile, notre jeune mezzo-soprano — même si l’on ressent sa volonté de passer outre et de retrouver toute son autonomie au service du personnage —, parvient à la transcender. Elle campe un personnage flamboyant, tout en énergie. Avec une prononciation parfaite, une émission large et soutenue, malgré quelques aigus un rien tendus dans l’air « Ô don fatal », Eve-Maud Hubeaux franchit une étape supplémentaire au sein d’une carrière qui semble désormais toute tracée.
La voix de la soprano Sally Matthews est malheureusement entachée notamment en début d’ouvrage d’un vibrato très accentué. L’aigu peut s’avérer particulièrement dur et forcé, la respiration envahissante, le grave accentué et artificiel : la jeune et fraîche Élisabeth de Valois ne transparaît guère. Le Don Carlos du ténor Sergey Romanovsky ne l’aide guère, avec une émission vocale belle sur les parties médianes, moins aisée au niveau des aigus, assez fluctuante dans l’ensemble. Le personnage qu’il interprète apparaît par contre vrai et attachant. Mais comme sa partenaire, la justesse absolue n’est pas sa qualité première.
Michele Pertusi demeure un Philippe II de classe et de qualité, face au Grand Inquisiteur à la voix de bronze de Roberto Scandiuzzi. Patrick Bolleire donne toute satisfaction dans le rôle du Moine, tandis que Jeanne Mendoche (Thibault, page d’Élisabeth) et Caroline Jestaedt (Une Voix d’en haut), toutes deux artistes du Studio de l’Opéra de Lyon, font valoir de jolis moyens fort lumineux.
À la tête de cette vaste odyssée musicale de plus de quatre heures de musique ponctuée d’un seul entracte, Daniele Rustioni, l’Orchestre et les Chœurs de l’Opéra de Lyon — ces derniers préparés par Denis Comtet —, se donnent entièrement et sans barrage. Très attentif aux chanteurs et n’hésitant pas à pondérer sa direction en conséquence, Daniele Rustioni laisse à chaque instant transparaître son amour pour la musique de Verdi, osant le raffinement, la recherche des couleurs et la lisibilité.