Faust bug à Compiègne
Quel est le cauchemar des artistes proposant un spectacle avec de l'électronique ? Que la machine ne marche pas ! Les musiciens en chair et en os peuvent être victimes de virus (comme les machines), ils peuvent se mettre à "laguer" (à traîner sur le tempo), avoir besoin de recharger leurs batteries, mais les humains sentent et peuvent dire s'ils sont prêts ou non, tandis que la machine peut refuser de fonctionner sans crier gare, sans même avoir ressenti de divergence esthétique avec l'équipe artistique : elle crashera.
Faust à Compiègne fut ainsi victime d'un ordinateur particulièrement diabolique et sournois (méphistophélique en somme), refusant de lancer la vidéo alors que le spectacle avait commencé. Un Faust départ, un très long moment de solitude lorsque le bruit des vagues enregistrées s'éternise et que les artistes se rendent peu à peu compte qu'il n'y aura rien d'autre à faire que de redémarrer la machine. Heureusement, le public prend son mal en patience, notamment grâce au claviériste qui "meuble" agréablement par des improvisations inspirées d'un Bach numérique. Pourtant, lorsque le spectacle et la vidéo repartent bel et bien, le spectateur est sans doute persuadé que le problème technique persiste : l'écran enchaîne un catalogue de bugs graphiques, comme lorsqu'une vidéo rame et se charge mal. Devant lui, l'attend 1h20 d'une grande tache mouvante emplie de pixels, dans laquelle se devinent des images prises à bout de bras par la caméra d'un téléphone tournée vers le ciel ou le sol.
L'auteur de cette vidéo, Jacques Perconte, n'est pas simplement présenté comme un vidéaste mais comme "poète", " alchimiste", " figure majeure de la scène artistique numérique et de l'avant-garde française", avant que le programme de salle ne poursuive : « Découvrir le travail de Jacques Perconte, c'est partir en voyage dans un pays aux paysages magiques où le temps se dilate. Les couleurs jaillissent de toutes parts. L'image devient une matière picturale pour transformer l'écran de cinéma en véritable peinture. »
Les trois chanteurs entrent chacun leur tour en passant devant l'écran vidéo (qui les éblouit tandis qu'ils chantent) et traversent la scène avec systématisme : en ligne droite, Faust de Cour à Jardin, Méphisto de Jardin à Cour (car il est son opposé). Faust, fort peu à l'aise sur scène, serre la gorge sur toute la tessiture, mais il reste sonore (les interprètes sont certes sonorisés). Faust (Paul Gaugler) et Méphistophélès (Romain Dayez) partagent les mêmes caractéristiques vocales et scéniques (ce qui a le mérite de rappeler combien les personnages sont indissociablement liés, comment Faust incarne aussi la part diabolique en tout homme). Soudain, enfin, paraît Marguerite ! Même allongée devant une forêt de brins d'herbe (toujours pixelisés bien sûr) et s'éveillant avec les images de l'océan, Albane Carrère déploie ses mediums graves, ronds, chauds, amplement vibrés. Nul ne songera donc à lui reprocher outre mesure des aigus serrés manquant de justesse.
L’intérêt du spectacle repose sur les épaules des instrumentistes qui ont signé un pacte faustien avec la partition de Berlioz : réduire un orchestre opulent à 10 instruments (un travail effectué par Othman Louati, dont la réalisation acoustique est infiniment plus convaincante que les bricolages électro-bruitistes). Les instrumentistes confrontent et marient les timbres, couleurs, agilités, élans impressionnistes et impressionnants de deux quatuors en arc-de-cercle : un quatuor à cordes (mais avec les quatre instruments différents : la contrebasse remplaçant le deuxième violon par rapport à la formation traditionnelle) et un quatuor à vent (à la formation et disposition originale : un cor près des cordes et trois bois à sa gauche). Certes, les claviers sont relégués sur les côtés (percussions numériques à Cour et piano à queue à Jardin), ils ne peuvent donc mener l'ensemble, mais qu'importe : les musiciens bien à l'écoute restent en place (contrairement au public, peu nombreux et pour beaucoup impatientés, mais dont une belle frange fait un bel accueil à ce projet).