Cavalleria rusticana et Paillasse à Genève : deux productions, une ode à la femme
Après le diptyque Le Château de Barbe-Bleue / La Voix humaine à Bastille, c’est au tour du traditionnel Cav / Pag d’investir le Grand Théâtre de Genève avec la récente Cavalleria rusticana d’Emma Dante (2017) et le Paillasse de Serena Sinigaglia créé pour l’occasion. Chaque production ayant sa spécificité, les deux metteures en scène ont travaillé ensemble afin de créer une cohérence entre les deux opus. Le résultat se présente sous la forme d’une Cavalleria rusticana où prédominent des teintes sombres, menant à un Paillasse lumineux et haut en couleurs. « À l’obscurité et la noirceur de Cavalleria, I Pagliacci devient la lumière, le soleil, mais un soleil qui aveugle, non pas qui réchauffe. Je vois ces deux œuvres comme une photo et son négatif » confie Serena Sinigaglia. Ces deux facettes sont toutefois régies par une même focalisation autour des deux principaux personnages féminins du diptyque, Santuzza et Nedda. Les deux productions seraient dès lors des « odes à la féminité », dans lesquelles le machisme, l’objectification de la femme et la question du féminicide s’entremêlent.
Le parti-pris d’Emma Dante est pertinent à plus d’un égard. Par une mise en scène dénudée, elle transporte Cavalleria dans une temporalité indistincte. L’installation est sobre, trois modules mobiles définissant l’espace avec des fonctions multiples. Et lorsque ces derniers ne siègent pas sur le devant de la scène, effacés dans le fond ou disparaissant en coulisse, les lumières prennent le relais et définissent un nouvel espace marqué par des lignes diffuses. Le minimalisme de l’installation trouve un écho dans les costumes de Vanessa Sannino, où prédominent les tons noirs, gris et blancs (avec quelques éléments colorés, tels les habits religieux, les éventails multicolores et les chevaux – Moulin Rouge d’Alfio). Exit la fidélité historique à ce village de Sicile de la fin du XIXe siècle, place à une Santuzza en tailleur, jupe et talons noirs, à un Turridu en chemise et gilet, et à des villageois uniformément vêtus. L’élément religieux, central dans l’œuvre de Mascagni, est ici mis en avant avec plus ou moins de pertinence. Quant à l’accent sur la femme et à son objectification, il est effectivement perceptible, notamment par la représentation de comportements manifestant le désir de l'homme (lorsque Lola paraît sur un module entourée de plusieurs hommes épris d’elle).
Avec une voix puissante et dramatique, Oksana Volkova est une Santuzza convaincante. La beauté de son timbre enchante les passages les plus dramatiques ("Io piango", admirablement tenu), alors que son sens des nuances est contrôlé (« Je suis damnée », chanté fortissimo très timbré puis mezzo-piano d’une voix lisse). À l’aise dans certains passages difficiles, elle manque toutefois de justesse de manière ponctuelle. Le ténor Marcello Giordani incarne Turridu avec une voix juste, chaleureuse et bien timbrée. Son interprétation de l’air « Vive le vin », bien soutenu par l’orchestre, est pleine d’une heureuse ferveur, les phrases bien menées et la diction travaillée. Le chant manque toutefois de nuances : presque monocorde dans les forte, la voix perd en expressivité, et aussi bien la beauté de certaines scènes que la richesse du personnage en pâtissent.
L’Alfio du baryton Roman Burdenko est remarquablement juste tout au long du spectacle. Habile dans l’expression des passions de son personnage (à la fierté de l’air du charretier, rythmé par des coups de fouet, répond la haine du « Pour eux, il n’y aura aucun pardon ») qu’il transmet avec énergie, il assure les lignes mélodiques avec un beau timbre boisé et justement vibré. Son charisme et sa prestance scénique en font un personnage tout à fait central dans cette production. Membre de la Troupe des Jeunes solistes en résidence au Théâtre de Genève, Melody Louledjian dévoile une Lola convaincante, mais discrète dans la voix. Bien filée, celle-ci peine à se faire entendre au même niveau que les autres chanteurs et au-dessus de l’orchestre. La Mamma Lucia de Stefania Toczyska dispose d'aigus poignants au dénouement de la pièce.
Le Paillasse de Serena Sinigaglia aboutit à l’idée d'un théâtre dans le théâtre dès les premières mesures de l'introduction, la scène étant montée rideaux ouverts par les techniciens dans une salle encore éclairée. Cette construction de la scène fait transition avec le dénuement du tableau final de la Cavalleria d'Emma Dante. Au dénuement de la scène de l'œuvre qui la précède répond ici un cadre bien dessiné. Des herbes hautes pavillonnent l’espace, alors qu’une estrade en bois trône au milieu du tableau. Cette configuration est pertinente, car elle permet aux personnages de serpenter au milieu de la scène et de servir l’intrigue, Tonio pouvant dès lors se cacher derrière des herbes hautes pour épier Silvio et Nedda. Contrairement à sa consœur, Sinigaglia est assez fidèle à la situation de l’œuvre de Leoncavallo. Les villageois sont ainsi parés d’habits rustiques, alors que les comédiens s’accordent par leur tenue à l’univers du théâtre (Tonio porte des oreilles d’âne, alors que Nedda semble être une poupée de marionnette). L’insistance sur la dimension théâtrale de cet opéra sert admirablement cette production, et le public se plaît à assister, tel le chœur assis sur le devant de la scène, à l’expression des passions sur l’estrade en bois, où réalité et fiction se confondent.
Nino Machaidze incarne Nedda d’une voix passionnée et très vibrée. Appelant la Liberté dans la première partie avec des aigus portant, elle montre un beau contrôle des nuances lors de son duo avec Silvio, achevant l’air pianissimo d’une voix tendre. Son jeu scénique est également remarquable, que ce soit lors des duos avec Tonio et avec Silvio, mais surtout lorsque, par des mimiques et des coquetteries, elle joue admirablement de son personnage sur scène. Markus Werba est un Silvio jeune et fougueux. Amant éconduit, il porte son personnage avec une voix aux aigus ouverts et assurés.
Face aux deux amants, Canio (Diego Torre) est porté brillamment. La complexité des passions du personnage est rendue avec justesse par le ténor, qui module son expression avec brio au fil de l’intrigue. Poignant dans l’air « Ris, Paillasse », il montre une voix pleine de lyrisme, où des aigus clairs, brillants et bien vibrés se mêlent au registre plaintif et au désespoir du personnage. Sa prestation scénique est particulièrement saisissante à la fin de la pièce, infléchissant peu à peu son personnage dans la folie et le crime. Alfio dans Cavalleria rusticana, Roman Burdenko est ici décontracté en sweat-shirt à capuche et en jeans, investissant l’espace intelligemment au fil de son discours, puis un Tonio partagé entre son asservissement (représenté par des oreilles d’âne, sa tenue avachie et les rires moqueurs du public) et ses pulsions envers Nedda. Sa voix bien timbrée s’adapte de manière heureuse aux caractères des différents airs, transcrivant toute la richesse psychologique du personnage. En Beppo, Migran Agadzhanyan se montre pertinent dans son jeu. Les deux Villageois Terige Sirolli et Rodrigo Garcia font preuve d'un bel entrain.
Ces deux productions bénéficient d’un soutien notable de l’orchestre, dirigé avec attention par Alexander Joël. L’esprit de chacune des partitions est ainsi intelligemment exprimé, de la saveur des Siciliennes à la théâtralité de certaines scènes de Paillasse. Le Chœur du Grand Théâtre de Genève dirigé par Alan Woodbridge participe également de la beauté du spectacle par un chant homogène et une utilisation intéressante de l’espace. Enfin, les danseurs de Cavalleria Rusticana accordent harmonieusement leurs pas avec la partition de Leoncavallo.