Le Château de Barbe-Bleue & La Voix humaine à Garnier : Les Belles et les Bêtes de scène
L'opéra au XXe siècle suit un mouvement visant à condenser son propos afin d'intensifier le drame. Les temps ne sont plus aux Everest de cinq heures composés par Richard Wagner, mais à des tragédies réalistes, familiales voire même intimes, concentrées d'un seul tenant en une heure ou moins, avec des personnages peu nombreux mais très fouillés. Les opus peuvent donc être associés par deux, ce qui permet de proposer une soirée complète au spectateur, mais aussi de tisser des liens entre différents univers opératiques. Le modèle du genre est le diptyque Cav/Pag (Cavalleria Rusticana & Pagliacci), mais depuis la fin du XIXe siècle, de nombreux mariages ont été célébrés entre deux œuvres sur les scènes d'opéra et la tradition perdure (la saison dernière à Paris avec Cavalleria Rusticana et Sancta Susanna, en début d'année à Bruxelles pour Le Prisonnier et L'Enceinte, et dans quelques semaines L'Heure espagnole et Gianni Schicchi, notamment).
J’aime avoir peur… avec vous.” La Belle, la belle et la Bête, Jean Cocteau, 1946
Pour cette production, le metteur en scène Krzysztof Warlikowski (à retrouver ici en interview) marie Le Château de Barbe-Bleue (1918) de Béla Bartók et du librettiste Béla Balázs (influencé par Maeterlinck et Perrault) et La Voix humaine (1959) de Francis Poulenc : trois personnages, deux heures, un souffle continu. Pas d'entracte, mais bien davantage que cela, une fusion narrative. Les deux œuvres ne font qu'un, la femme de La Voix humaine est une compagne de Barbe-Bleue, pendue avec lui au téléphone. Les deux opus sont unis par la désunion commune des couples, par l'amour dysfonctionnel de Barbe-Bleue avec Judith chez Bartok, avec la Voix humaine (personnage unique simplement nommé "Elle") chez Poulenc et Jean Cocteau. D'ailleurs, des projections vidéo du film en noir et blanc La Belle et la bête réalisé par Cocteau font le lien avec le monstre qu'est Barbe-Bleue et La Voix humaine sur un texte de Cocteau.
Bien évidemment moderne, la mise en scène dépasse le besoin d'être littérale : pas de clé ni de porte chez Barbe-Bleue mais leur ouverture est matérialisée par l'apparition de serres coulissant sur scène et enfermant des symboles limpides (couteaux, têtes de mannequins décapités avec bijoux, un enfant représentant l'innocence perdue de Barbe-Bleue, et bien entendu une baignoire emplie de sang : les habitués reconnaissent Warlikowski à la présence obligatoire d'un robinet), de même, Barbara Hannigan n'est pas au téléphone mais Warlikowski fait un clin d'œil en posant l'appareil qui restera inviolé sur une table, dans un coin. Dans un geste symétrique, il rend présent et essentiel un objet censé être absent : le pistolet dont Hannigan assure « Sois tranquille. On ne se suicide pas deux fois... Je ne saurais pas acheter un revolver... Tu ne me vois pas achetant un revolver... Où trouverais-je la force » alors qu'elle le brandit sur sa tempe.
Le registre très grave et le placement sombre de John Relyea siéent à merveille au personnage de Barbe-Bleue, d'autant qu'il articule la langue hongroise à la perfection et qu'il déploie certaines lignes avec la beauté de grands airs belcantistes (« Déjà mes murs de pierre tremblent, la joie dans mon château pénètre. »), avec une couleur de Philippe II et un ton slave de Boris Godounov, tandis qu'il tient tout son empire dans une boule à neige (tel Citizen Kane). Présenté comme un magicien (faisant apparaître colombe et lapin dans le prologue), il déploie une noble gravité dans ce plateau à la direction d'acteurs modèle : Warlikowski réalise une démonstration du jeu soliste et en duo.
En Judith, Ekaterina Gubanova (à retrouver dans une interview toute récente) offre une voix électrique comme le vert de sa robe, enflammée comme sa chevelure, avec ce qu'il faut de sensualité dans le timbre et les postures langoureuses sur le canapé. Son pianissimo dolcissimo dos tourné caresse les parois de verre dépoli qui forment une cage sonore sur scène, pour venir effleurer les tympans de l'auditoire, comme Judith charme Barbe-Bleue et obtient de lui les clés des portes de son âme, jusqu'à ouvrir la septième porte dans laquelle elle disparaît : celle contenant les femmes bien vivantes de Barbe-Bleue, qu'elle va rejoindre sur un crescendo orchestral, un orgue glacial et un decrescendo, tandis que Barbara Hannigan entre déjà, chancelant. Gubanova serait sans doute parfois couverte, si l'Orchestre de l'Opéra National de Paris ne manifestait pas tant de subtilité et de délicatesse : le son n'a pas besoin d'être fort pour être immense, ses couleurs suffisent (si Barbe-Bleue est un magicien dans cette mise en scène, le chef d'orchestre Ingo Metzmacher est dans sa fosse un prestidigitateur avec une baguette magique).
Légère, légère et froide et je ne sentais plus mon cœur battre
Lorsqu'elle incarne Lulu de Berg, Barbara Hannigan est un coup de fouet qui dure trois heures. Elle est ici un coup de revolver de 45 minutes. Difficile d'imaginer incarnation plus puissante dans cette version où La Voix humaine devient une femme abandonnée par un monstre légendaire. Funambule chancelant sur toute la hauteur de ses talons, de son talent et de son désespoir, elle chute bientôt au sol (toujours filmée par des caméras placées à la verticale), mais la voix est toujours bouleversante d'intensité. Son français est mâtiné d'un infime accent canadien anglophone, ce qui n'empêche nullement une articulation modèle et si son dernier "Je t'aime" est presque incompréhensible, c'est parce qu'elle le prononce avec le canon du revolver dans la bouche. Elle se tue sur le dernier accord, s'effondre et la dernière note de la fosse fait écho au bruit du pistolet tombant sur le sol.
Tout aura fonctionné à la perfection durant le spectacle. Le rideau aura attendu les saluts pour refuser de se baisser, afin de laisser longuement triompher sur scène l'ensemble des artistes (Warlikowski compris).
Il reste encore quelques places à réserver ici pour ce spectacle