Une Carmen avatar de Star Wars à Montpellier
C’est un pari, un risque et un défi gigantesque auquel s’est frotté le jeune metteur en scène Aik Karapetian, dont les deux premières productions opératiques ont été récompensées en Lettonie : transposer Carmen dans une lointaine galaxie, présentée en vidéo par la fameuse introduction des films de la saga Star Wars (à laquelle l’ouverture de Carmen colle à merveille mais qui n’est hélas pas utilisée pour présenter l’intrigue comme le fait la saga interstellaire), dans un univers proche de celui d’Avatar, qui serait envahi par les chevaliers médiévaux de Game of Thrones et un fantôme ressemblant à la cantatrice du Cinquième élément. Le metteur en scène propose ainsi une nouvelle histoire : Carmen est la reine des autochtones qui utilise Don José, soldat ennemi, pour sauver son peuple. Mais par son meurtre final, ce dernier prend le pouvoir sur cette planète étrange. Chacun des quatre actes y est marqué par l’un des éléments : l’eau, la terre, l’air puis le feu. Il est toutefois recommandé d’avoir lu le programme avant la représentation : bien que les dialogues soient réécrits, ils ne le sont pas suffisamment pour donner tous ces éléments de contexte.
Ce type de pari est extrêmement risqué et nécessite un niveau d’exécution très élevé pour se montrer convaincant. Ainsi, les copieuses huées ayant accueilli le metteur en scène à la fin de la représentation (qu’il alimente d’ailleurs, chambreur, en ne saluant pas et en faisant signe aux mécontents d’augmenter encore le volume) s’explique par une accumulation d’imperfections que la transformation de la répétition générale en avant-première (pour répondre à la forte demande, toutes les dates se jouant à guichet fermé) ne saurait justifier. D’abord, et point le plus fondamental, la musique (avec ses mélodies pittoresques et populaires) et le texte (qui fait constamment référence à Séville) ne collent pas à cette proposition (contrairement à l’impression laissée par La Bohème lunaire de l’Opéra de Paris), même si le livret fait dire à Carmen que les Bohémiens ont pour pays l’univers. Ensuite, la scénographie d’A.J. Weissbard, très esthétique au demeurant, réduit fortement la profondeur du plateau, ce qui confine l’action dans des espaces étriqués réduisant les possibilités théâtrales. Enfin, la direction d’acteurs est ici trop chétive pour guider les interprètes dans un univers aussi original.
A la tête de l’Orchestre national Montpellier Occitanie, Jean-Marie Zeitouni, qui chante en même temps que son plateau pour en saisir les respirations, offre de belles pages instrumentales, comme l’ouverture enflammée, dans laquelle la force des cuivres répond au bouillonnement des violons avant de déboucher sur un deuxième mouvement lent et solennel, conduit par des trombones graves et ténébreux. Cependant, les tempi trop modérés de nombreux passages (tenant peut-être compte des limites de certains interprètes) cassent parfois le rythme de la pièce, ternissant certaines des pages les plus attendues (comme la dispute des cigarières). Le Chœur de la maison est précis, parfois même tant que le résultat manque de liant. Quant au chœur d’enfants d’Opéra Junior, très attendrissant par ses voix angéliques, il voit sa ligne de chant se liquéfier dans les passages les plus rapides.
Dans le rôle-titre, Anaïk Morel est confrontée à la gageure d’interpréter une Carmen-Reine de glace, dépouillée, donc, de toute sensualité. C’est ainsi droite et immobile qu’elle doit chanter une Habanera au tempo peu allant. Sa voix fine aux graves chauds et cuivrés et à la projection percutante offre de somptueux passages et des piani délicats, mais son large vibrato et un souffle un peu court viennent parfois hacher sa ligne de chant. Le Don José de Robert Watson (dont les cheveux poussent au fil des actes pour marquer le temps qui passe) offre un timbre sombre et corsé et un phrasé expressif, parfois bestial et toujours nuancé, très convaincant. L'aigu en voix de tête qui conclut son grand air est bien émis, mais manque de délicatesse. Son français est marqué d’un accent venant bien d’une autre planète, rendant ses dialogues (malheureusement non surtitrés) difficilement compréhensibles. Autre problème plus mineur : son maniement de l’épée aurait mérité un travail spécifique avec un maître d’armes.
Pour sa première Micaëla, Ruzan Mantashyan (qu’il serait décidément sage d’ajouter à vos favoris Ôlyrix et que vous pouvez découvrir ici en interview) ne laisse aucune chance à ses partenaires à l’applaudimètre, bien que son personnage, transformé en fantôme, lui interdise tout mouvement (et que ses disparitions, insuffisamment réglées, restent visibles du public des balcons qui ne peut comprendre pourquoi les autres personnages la cherchent ensuite). Sa voix bien projetée dispose d’un timbre riche et charnu et d'aigus veloutés et puissants. Son vibrato est rapide et léger et son chant nuancé : l’intense aigu pianissimo qui ponctue son air s’anoblit d’un beau crescendo. Lorsqu’Alexandre Duhamel (également présent en interview sur Ôlyrix) apparaît en Escamillo, chasseur de taureaux (les taureaux étant ici les envahisseurs), une étincelle se produit et la mise en scène semble prendre vie d’un seul coup. Hélas, l’ajout en dernière minute d’un grimage noir sur son visage ayant provoqué chez lui une allergie (malheureusement non annoncée au public), il n’aura pu exposer qu’à de courts instants la profondeur et la brillance de sa voix pour cette prise de rôle qui était attendue.
Dans le rôle de Zuniga, Jean-Vincent Blot offre une belle ligne de chant, tandis que le Moralès de Philippe Estèphe déploie une voix sonore, claire de timbre et de diction. Le Remendado et le Dancaïre, sortes de jedis à la peau et à la barbe bleues, sont chantés par Ivan Thirion et François Piolino. Le premier dispose d’une voix sûre au beau timbre large et noble, quand le second offre un ténor de caractère au timbre clair. Mercédès et Frastiquita prennent les voix de Valentine Lemercier et Khatouna Gadelia. La première projette une belle voix au medium ardent, qui se mêle joliment aux aigus larges et clairs de la seconde. Prochaine et dernière production de la saison pour Montpellier : un Nabucco attendu, mis en scène par John Fulljames !