Turandot à Berlin, ou l'Exercice du pouvoir
« Il n’est rien que l’homme redoute davantage que le contact de l’inconnu. [...] C’est dans la masse seulement que l’homme peut être libéré de cette phobie du contact. »
Voici ce qu’écrivait Elias Canetti, futur lauréat du Prix Nobel, dans son livre Masse et puissance (Masse und Macht, 1960). On peut s’imaginer la phrase comme une description de l’univers où règne la princesse Turandot, cette Chine médiévale imaginaire du dernier opéra puccinien. Le prince inconnu Calaf entre dans une société close où la régente souffre d’une terrible phobie du contact, et comme bien d’autres metteurs en scène contemporains, Lorenzo Fioroni a situé Turandot et ses scènes de masse dans une dictature moderne. Selon sa conception, très bien éclairée dans le programme de salle, l’exercice du pouvoir est au cœur de l’œuvre, aussi bien que l’hystérie des masses et des personnages qui poursuivent aveuglément un seul but. Ceci dit, l’alliance finale entre Turandot et Calaf nécessite la violence et la destruction totale envers tous les autres, même envers eux-mêmes. La subversion de l’ordre dominant les oblige à éliminer tout ce qui rappelle l’ancien ordre : Timur, roi de Tartarie en exil, et l’Empereur Altoum sont les victimes d’un double parricide, et les trois ministres Ping, Pang et Pong montrent leur effroi, lorsque Calaf s’approche d'eux, couteau dans la main, au baisser du rideau.
Malgré son interprétation très intéressante, la mise en scène de Fioroni (dont la première date de 2008) ne s’incarne pas toujours. La salle d’attente d’une prison du premier acte reste inchangée jusqu’au troisième acte, moment où le public perçoit une construction métallique et un lit (où Turandot fait des cauchemars), et les scènes semblent parfois très longues en raison d’une direction d’acteurs limitée. La même impression d’inexactitude se révèle dans le travail musical : la coordination entre orchestre et scène laisse à désirer, notamment dans la scène du deuxième acte avec Ping, Pang et Pong ou dans certaines scènes de chœur. Ce dernier se montre toutefois impressionnant dans les scènes de masse. L’interprétation d'Alexander Vedernikovsouligne les contours des numéros musicaux et le côté romantique (plutôt que les aspects modernistes) de la partition puccinienne, rivalisant souvent avec la puissance vocale des chanteurs.
Le rôle-titre est chanté par Ricarda Merbeth, chanteuse wagnérienne et straussienne très expérimentée, qui se fait rare dans le répertoire italien. Sa Turandot mêle le feu à la glace, le tempérament à l’impitoyable et sa posture statuaire impressionne dans l’un des rares rôles dans lequel une posture statique puisse convenir. La voix seule influence l’atmosphère théâtrale et l’équilibre dramatique dans les scènes où elle apparaît, grâce à sa magnificence et à la splendeur de ses aigus.
Stefano La Colla incarne un Calaf confiant, en lui et en son instrument vocal. Les aigus fiables et les explosions dramatiques de son registre médian caractérisent plus un prince guerrier qu’un prince charmant poétique (malgré son smoking) tandis que son interprétation de « Nessun dorma » (sans applaudissements) trahit un registre haut avec une aisance moins évidente. Faisant ses débuts dans le rôle de Liù, Cristina Pasaroiu exhibe un portrait émouvant de la jeune esclave. Ses aigus, chantés piano et pianissimo, sont stupéfiants. Pendue à la vue de tous après son suicide, elle devient l’emblème de tous ceux qui ont parlé et de tous ceux qui se sont tus dans les dictatures du monde. Son chant passionné aurait toutefois encore plus d’effet sans les respirations fréquentes qui hachent ses belles lignes musicales.
Le Timur d’Albert Pesendorfer offre une puissance vocale rare pour ce rôle avec un portrait touchant du roi aveugle en exil. Outre les prestations de Byung Gil Kim (un mandarin, avec une voix autoritaire et puissante) et de Peter Maus (un empereur émouvant avec une bonne projection de voix), les trois ministres Ping (Dong-Hwan Lee), Pang (Ya-Chung Huang) et Pong (Attilio Glaser) bénéficient d’une présence scénique assurée. Non seulement munis de voix belles et appropriées pour leurs rôles, la mise en scène leur accorde une fonction supplémentaire comme acteurs d’un théâtre populaire qui anticipe les événements de l’intrigue, caractérisant en même temps le besoin de la masse enthousiaste de « panem et circences », du pain et des jeux, jouant ainsi un rôle clé pour la compréhension de l’essence de l’exercice du pouvoir et de son maintien.