L'Opéra de Rouen swingue avec les tubes lyriques version jazz
Cette belle politique culturelle permettant une démocratisation de l'opéra passe à Rouen par les actions pédagogiques, les opus jeunesse (mais exigeants, comme L'Ébloui) et notamment les opéras participatifs qui enchantent et font chanter les publics de tous âges, chaque année (comme récemment avec Un Barbier participe-à-tifet l'année dernière par Tistou les pouces verts). Autre formidable initiative lancée en 2010, par Laurent Dehors : Une petite histoire de l’opéra, parcourant les airs les plus connus du répertoire lyrique en leur donnant un souffle jazz éminemment moderne, ludique et talentueux (comme il avait "redessiné les contours" de L’Histoire du Soldat composée par Stravinsky, Que Tal Carmen ? d’après Bizet et La Flûte Enchantée de Mozart). Laurent Dehors présente ici un nouveau catalogue qui fonctionne car il est exigeant dans les arrangements en comprenant l'esprit des thèmes originels : en forme de jazzopéra, depuis les racines du jazz (le New Orleans qu'il faudrait ici nommer le New Rouen) jusqu'au jazz free (qui a tout compris) en passant par le be-bopéra et même les touches exotiques rappelant les développements mondiaux de cette musique, comme par un "mambopéra" cha-cha-cha ! Dans des lumières, une ambiance et un jeu foisonnant typiques des caves musicales, l'Opéra de Rouen est plongé dans un club de jazz. Comme il se doit pour un parcours à travers les époques et les genres, les climats sont variés, passant du rire à la virtuosité, avec des pointes de mélancolie.
D'autant que le projet est soutenu par cinq artistes qui multiplient aussi bien les talents que les instruments qui emplissent la scène. Comme il se doit pour un concert parcourant l'histoire de l'opéra, le programme commence par l'ouverture du premier chef-d'œuvre du genre, l'Orfeo de Monteverdi, mais interprété en soliste par Jean-Marc Quillet. Comme tout bon percussionniste, il est habitué à changer d'instrument. Sa maîtrise du xylophone n'en demeure pas moins virtuose, et il peut même passer à l'accordéon. C'est alors au tour du guitariste Gabriel Gosse de montrer ses talents multiples en reprenant les mailloches de son collègue. Revenant sur sa famille d'instruments, il propose des beaux passages au banjo et surtout une guitare électrique riche en effets, dont un passage très émouvant : l'immense accord ascendant du Prélude de l'Acte III de Tristan et Isolde, chargé ici de delay et de reverb. Comme un merveilleux rêve dans lequel Lera Lynn jouerait du Wagner.
Michel Massot tient les rythmes obstinés (notamment l'Habanera de Carmen) par son imposant tuba avec lequel il sait également mugir, vagir, barrir tel l'éléphant avant de faire le bruit du moustique. En passant du tuba au trombone, il passe du cri animal à la parole humaine (grâce à cette sourdine percée qui permet d'imiter des voyelles, notamment wa-wa, mais pas seulement : il dialogue presque avec le chant sur Una furtiva lagrima).
Deux pianos accolés forment un angle droit qui permet à leur instrumentiste de passer d'un clavier à l'autre en une seule et même ligne. Matthew Bourne martèle et glisse ainsi de son piano à queue vers un piano droit préparé (différents objets sont placés contre les cordes, notamment des gommes et des ustensiles mécaniques pour en modifier le son : un procédé associé au compositeur de musique contemporaine John Cage).
Le compositeur et arrangeur Laurent Dehors ouvre par la guimbarde aborigène, mais il gardera son saxophone attaché au cou, même tandis qu'il joue de la clarinette, afin de changer d'instrument en cours de phrase. Chef de cet orchestre, il donne les signaux de main typiques de cette musique improvisée, annonçant les changements et les conclusions. Justement, après une belle introduction permettant d'admirer les talents foisonnants et réunis du band, il déclenche la coda. Le silence se fait et une chanteuse de cabaret entre en scène, en robe blanche et noire, cheveux au carré et pendants d'oreilles. Comme tous les instruments, afin qu'ils soient au même volume que la batterie sonore, la soprano Tineke van Ingelgem est amplifiée par un microphone. Ce concert donne ainsi l'occasion d'apprécier des qualités assurément différentes de celles qu'elle proposera sur cette même scène en mai prochain : c'est en effet elle qui y incarnera la Médée de Cherubini (à réserver ici). Si l'artiste déploie assurément une belle technique lyrique avec une certaine rondeur qui s'affine vers l'aigu, le tout sur un vibrato rapide et large, elle adapte bien entendu sa voix à l'amplification, y ajoutant bien davantage de souffle qui ne porterait pas sinon et paraissant apprêtée (mais dans le style de ce programme) : Marlene Dietrich rencontre Micaëla de Carmen. La Reine de la nuit n'a pas ses suraigus mais elle groove assurément. Quand le jazz est là, la diva ne s'en va pas ! Dernier exemple de leurs multiples talents, les instrumentistes font les chœurs, plus ou moins chantés, récités même pour Didon et Énée de Purcell. La dernière fois que Didon faisait entendre son célèbre lamento "When I am laid" sur cette scène, c'était en une occasion dont nous vous avions justement prédit qu'elle resterait un événement : le remplacement au pied levé effectué par Eva Zaicik, qui vient d'être couronnée Révélation artiste lyrique aux Victoires de la Musique Classique.
Comme s'ils voulaient réconforter et même réchauffer la chanteuse et la mélodie par leurs lignes jazzy en un tempo allant, l'ensemble s'active ensuite sur l'Air du froid du King Arthur de Purcell. Une nouvelle version à la fois originale et fidèle à son esprit. Le concert finit par un bis en forme de clin d'œil : l'air des sauvages (c'est assurément ainsi qu'étaient traités les jazzmen). Une nouvelle vision originale (après la version Krump par Clément Cogitore, qui sera à l'affiche de Bastille l'année prochaine), en attendant Une petite histoire de l'Opéra, opus 3.