Une Salomé à l’écoute au Staatsoper de Berlin
Après sept ans de restauration du Staatsoper de Berlin, le public de la capitale allemande peut enfin profiter d’une nouvelle mise en scène de Salomé, drame musical en un acte d’après une pièce d’Oscar Wilde. Le chef d’orchestre Christoph von Dohnányi aurait annulé sa participation pour des « raisons artistiques » juste avant la générale. Heureusement, son très jeune assistant Thomas Guggeis est intervenu et a sauvé la mise. Sa direction très attentive aux phrasés des chanteurs présente la partition straussienne comme une texture variée et remplie de tensions, de tempêtes orchestrales et de musiques romantiques, voire filmiques, jusqu’à une polyphonie bien chaotique parmi les chanteurs aussi bien que dans l’orchestre.
Le metteur en scène Hans Neuenfels est mondialement connu pour son Lohengrin de Bayreuth en 2010 (en vidéo ci-dessus), avec des figurants-rats sur scène, au début hués, mais désormais devenus presque cultes. Ici, il propose une lecture expressionniste en noir et blanc avec quelques éléments rouges. Sa direction d’acteurs reste bien attentive au livret et à la musique (il est parfois même trop littéral, doublant la chorégraphie déjà indiquée par le texte), choisissant de se focaliser sur les personnages en action, les autres restant peu mobiles. Une autre pierre angulaire de cette mise en scène est le figurant annoncé par un néon signalant « Wilde is coming ! », représentant alors Oscar Wilde (bien que le public ne voit pas la ressemblance avec le poète irlandais). Conçu comme un double de Salomé (mais applaudi en compagnie de Jochanaan), l’acteur Christian Natter joue un très grand rôle pour le déroulement de l’intrigue, notamment dans le pas de deux avec le rôle-titre, pour « La Danse des sept voiles ». C’est aussi lui qui, au début, libère Salomé de sa robe en tulle (et donc de son rôle de princesse), et en fait son alter ego en costume noir et cheveux courts. Ainsi s’inversent les genres puisque Jochanaan porte une robe noire.
La soprano lituanienne Ausrine Stundyte propose une Salomé aux multiples facettes. Au début, son jeu et son chant se définissent par son caractère, dressant un portrait mettant l’accent d’une façon très nuancée sur l’action théâtrale et une grande diversité de couleurs vocales. Souvent, Salomé emploie dès le début une voix de soprano dramatique : des aigus scintillants, de belles phrases tenues par un timbre énergique et beau. En ne suivant pas cette trame, Ausrine Stundyte présente initialement un personnage plus affilié à son beau-père Hérode et à sa mère Hérodias, des rôles souvent incarnés par des chanteurs de caractère. Ce n'est qu'à la fin de l’opéra que transparaît la femme forte, attirante et résolue, chantant à pleine voix son apothéose devant la tête de Jochanaan (qu’elle tient comme Hamlet tient le crâne).
Thomas Johannes Mayer (Jochanaan) dispose d'une voix de baryton dramatique (il a chanté de lourds rôles wagnériens tels que le Hollandais, Wotan, et Friedrich von Telramund au Festival de Bayreuth) avec cette expression dramatique à laquelle arrivera Salomé à la fin de l’opéra. Ici, Jochanaan reste toujours visible dans une capsule spatiale phallique, ce qui accroît sa présence scénique et la projection de son baryton-basse. À de rares occasions victime d’un orchestre très fort, il réussit toujours à convaincre le public par son jeu outragé, sa science du mouvement et son articulation.
Le couple Hérode et Hérodias est constitué de Gerhard Siegel et Marina Prudenskaya. Lui, ténor de caractère avec la puissance vocale d’un Siegfried, communique la transition d’un manipulateur qui croit à ses moyens de persuasion (des glissements, des éclats de voix et de longues phrases langoureuses) avant la danse de Salomé, devenant un tétrarque désespéré, voulant à tout prix refuser de lui offrir la tête de Jochanaan. Marina Prudenskaya présente en revanche un personnage mince et imposant avec un regard supérieur, réprimant ses émotions et perçant l’espace sonore avec une étincelante voix de gala dont l’équivalent visuel est sa robe brillante.
Il faut aussi mentionner les prestations d'Annika Schlicht (page d’Hérodias) et de Nikolai Schukoff (Narraboth), dont la force vocale (à elle), la voix et le phrasé lyriques (à lui) contribuent à l’importance dramatique de leurs rôles dans une représentation qui reste à multiples niveaux de théâtre et d’écoute.