Les Fées du Rhin d’Offenbach remontent le Danube et font escale à Budapest !
Un événement lyrique majeur dans l’hiver glacial de Budapest cette année : la troisième production scénique mondiale des Fées du Rhin de Jacques Offenbach – les deux premières ayant été celle de la création de l’œuvre à Vienne en 1864, suivie d’une unique reprise au XXIe siècle, à Ljubljana en 2005 (on peut également ajouter la production simplement "mise en espace" donnée à Cottbus en 2009, merci à Jean-Christophe Keck qui nous a appris l'existence de ces deux dernières productions). Le chef hongrois Gergely Kesselyák, qui a découvert l’œuvre à l’occasion de ces représentations, écrit dans le programme du spectacle : « C’est pour moi une découverte. De façon intéressante, notre première réaction face à la partition fut de nous dire que nous avions affaire à de la musique médiocre. Mais en réalité, après une analyse plus profonde, à mesure que je m’ appropriais l’œuvre, j’ai constaté que c’était une excellente musique pour le théâtre (…). Ce serait vraiment un bonheur que cet opéra intègre le répertoire international dans le futur ».
C’est très exactement le sentiment qu’eurent les spectateurs français qui assistèrent à la résurrection de cet opéra en 2002 (en version de concert) au Festival de Montpellier, accueillie de façon absolument triomphale. En entendant cette œuvre à la fois raffinée et dramatique, aux couleurs singulières mais semblant en même temps se nourrir aux plus nobles sources germaniques (Weber certainement, mais aussi Schubert, Mendelssohn), il paraissait évident qu’un théâtre allait très vite se lancer dans l’aventure d’une réalisation scénique. C’était hélas sans compter avec la frilosité des concepteurs des saisons lyriques d’une part, mais aussi sans doute avec le mépris certain qui affecte encore aujourd’hui l’œuvre d’Offenbach, malgré les travaux récents ayant permis de révéler tout un pan méconnu de son œuvre et d’établir de nouvelles éditions critiques d’œuvres déjà célèbres. Bref, en France, en 15 ans, il a fallu se contenter d’une seconde version de concert donnée en 2004 à l’Opéra de Lyon par Marc Minkowski (version en partie différente de celle entendue à Montpellier, avec parfois certains choix moins heureux, telle la version alternative du duo Hedwig/Conrad à l’acte IV). Et puis… plus rien !
L’impatience devant cette production budapestoise des Fées du Rhin (ou plutôt des Rheinnixen, car c’est la version allemande qui a été retenue) était donc grande. Plusieurs questions se posaient : l’œuvre supporterait-elle l’épreuve de la scène malgré les invraisemblances et la complexité de l’intrigue ? Son dramatisme résisterait-il à la durée de la représentation ? Les personnages seraient-ils attachants ? La réponse est un triple OUI : l’opéra romantique d’Offenbach sort vainqueur de l’épreuve avec d’autant plus de succès que la mise en scène de Ferenc Anger ne le sert pas vraiment.
Ayant refusé le romantisme un peu naïf de l’œuvre, qui convoque le souvenir du Freischütz ou des opéras et ballets mettant en scène sirènes et ondines (Undine d’Hoffmann en 1816, La Sylphide de Schneitzhöffer en 1832, Le lac des fées d’Auber en 1839, Giselle d’Adam en 1841), Ferenc Anger a opté pour une relecture accentuant la violence subie par un peuple dont le pays est envahi par l’ennemi. Les costumes et les décors ne permettent pas d’ancrer cette relecture dans une époque précise : les canotiers au début du premier acte semblent provenir de la toute fin du XIXe siècle. Mais Hedwig, caractérisée en maire du village, arbore un tailleur veste-pantalon turquoise et est grimée façon Angela Merkel. Sans doute est-on en Hongrie (le décor semble représenter le fameux Pont des chaînes de Budapest, qu’Hedwig et la foule en liesse inaugurent au premier acte), et les lansquenets qui envahissent le pays (et dont la nationalité n’est guère identifiable) apparaissent comme une image des peuples ayant envahi la Hongrie au cours de son histoire. Le cadre scénique est entouré de nuages bleus et blancs en carton. Certaines idées sont astucieuses, comme l’enchaînement des actes I et II qui crédibilise la fausse mort d’Armgard et son réveil, mais d'autres se révèlent sans grand intérêt, comme la présence de deux joueurs de badminton à l’arrière-plan ou les « doubles » des protagonistes parmi les Fées du Rhin, sortes d’anges gardiens muets qui les accompagnent en dansant dans presque tous leurs déplacements.
Et pourtant, cela fonctionne ! La représentation visuelle de l’œuvre permet d’abord de voir en quoi l’amour d’Armgard et Franz est narré d’une façon absolument originale. Il s’agit d’une histoire d’amour « à l’envers » : les deux amants s’étant quittés au début de l’œuvre (Franz ne reconnaît plus Armgard et se fait même le complice des violences qui lui sont infligées), Armgard « meurt » autant du sort que lui réservent les lansquenets que de l’abandon de son amant. Puis, à partir de la « renaissance » de l’héroïne, l’amour perdu sera à reconstruire, l’œuvre s’achevant sur ce qui est presque une scène de « rencontre », traditionnellement génératrice d’amour au premier acte des opéras. (Il s’agit, en réalité, de retrouvailles pour les amants : Franz recouvre ses esprits et s’aperçoit qu’il n’a jamais cessé d’aimer Armgard). La folie de Franz, déjà magnifiquement suggérée par Offenbach dans le premier air du ténor (qui mêle mélodies avortées, phrases éthérées et comme désincarnées), gagne également en puissance quand elle est vue. Enfin et surtout, le personnage de Conrad, dans son long cheminement vers l’altruisme, la compassion, l’humanité, passant de la brute épaisse (au premier acte) au statut de père dévoré par le remords et le chagrin, s’avère être un rôle en or, surtout lorsqu’il est interprété par un chanteur de la classe de Zsolt Haja.
Ce jeune baryton se montre de bout en bout exceptionnel, tant par son chant (à la fois sobre, stylé, dépourvu de tout histrionisme) que par son jeu d’acteur. Aussi à l’aise vocalement que scéniquement pour exprimer le cynisme, la brutalité ou la douleur, le désespoir, les regrets, il délivre un portrait de Conrad bouleversant, avec un « Sieh’ meine tiefe Reue » à tirer les larmes. À n’en pas douter, cet interprète d’exception, sur nos scènes, se hisserait au tout premier plan. Sans démériter, les autres chanteurs n’évoluent pas tout à fait sur les mêmes hauteurs. Lors de son entrée, Bori Keszei fait craindre le pire : voix enrouée, vocalise et aigu ratés ! Mais ce n’est qu’un faux départ : la chanteuse offre une interprétation d’Armgard habile et impliquée. Elle réussit de forts beaux moments (sa ballade et le Vaterlandslied du I, notamment) et l’on n’a guère à lui reprocher qu’un timbre manquant peut-être un peu de pulpe et des vocalises parfois savonnées, notamment à la fin du premier acte. Son amoureux Franz (Gergely Boncsér) vient à bout sans problème de son rôle long et assez difficile. Les caractéristiques vocales de l’interprète, pourtant, ne sont peut-être pas tout à fait idoines. Question de style et de couleurs : Gergely Boncsér fait entendre un chant tout en force – ou presque –, quand le personnage, comme Hoffmann, Faust, ou Werther, doit aussi faire preuve de tendresse et de douceur. Judit Németh (Hedwig) possède une voix large et puissante, mais entachée d’un vibrato un peu envahissant et aux limites trop perceptibles dans l’aigu. Le personnage, cependant, existe. Difficile de juger des qualités de Géza Gábor, Gottfried sonore et convaincant scéniquement, en l’absence du seul air qui lui échoit et qui ouvre en principe l’opéra.
L’air de Gottfried est pourtant indispensable pour apporter au personnage, noble et bienveillant, une caractérisation minimale, mais aussi pour permettre le contraste nécessaire entre l’atmosphère paisible de ce début d’acte et la violence des méfaits perpétrés par les lansquenets. D’autres coupures sont encore plus gênantes musicalement, car elles empêchent l’auditeur de se familiariser avec des lignes mélodiques qui seront reprises ailleurs dans l’œuvre sous la forme d’allusions musicales. Ainsi en est-il du ballet des fées, dont la mélodie principale est rappelée dans le finale de l’acte III sans qu’on comprenne d’où « tombe » ce nouveau motif, ou encore du duo Hedwig/Conrad (« Sei verflucht durch alle Lande »). Le magnifique arioso et chœur qui ouvre l’acte III est également supprimé, et la scène au cours de laquelle Hedwig cherche sa fille, mêlant sa voix au chœur des fées (qui deviendra la Barcarolle des Contes d’Hoffmann) est différente de celle entendue à Montpellier (le chant des fées et celui d’Hedwig ne se superposent plus, faisant par là même disparaître les demandes angoissées de la mère cherchant désespérément sa fille parmi les ondines).
Le chef Gergely Kesselyák, pourtant, aime cette partition et cela s’entend. Le choix des tempi est constamment juste, la mise en valeur des détails orchestraux toujours justifiée, les mises en place d’ambiances musicales contrastées (la joyeuse kermesse du I, l’inquiétante forêt du Rocher des Elfes, l’acmé du drame que constitue le finale de l’opéra) tout à fait réussies. Il est en cela parfaitement suivi par un orchestre splendide, comme toujours à l’Opéra national.
Cette production a le mérite de rappeler l’importance de cette œuvre majeure et prouve, après les représentations de Ljubljana, qu’une réalisation scénique de cet opéra est possible et hautement souhaitable. Aux dernières nouvelles, les Fées du Rhin, lassées de nager dans les eaux froides de l’Europe centrale, auraient décidé de remonter les eaux plus tempérées de la Loire en septembre prochain. Elles feraient une escale à l’Opéra de Tours, et apprendraient pour l’occasion la langue de Molière afin de chanter, pour la toute première fois, le livret original français de Charles Nuitter. Il s’agira donc d’une première mondiale absolue, à ne rater sous aucun prétexte !