Karine Deshayes, royale Semiramide à l'Opéra de Saint-Étienne
Un an après sa présentation à l'Opéra national de Lorraine, où la Géorgienne Salome Jicia s'était montrée à son avantage dans le rôle titre, cette version stéphanoise propose une distribution totalement renouvelée. Avec une Semiramide campée par Karine Deshayes, donc, mais surtout un rôle d'Arsace cette fois-ci confié à une interprète féminine, la jeune mezzo-soprano française Aude Extremo. Il y a un an à Nancy, c'est le contre-ténor Franco Fagioli qui avait endossé les habits du futur meurtrier de Semiramide.
La mort. La grande reine de Babylone y est aussi évidemment promise dans cette représentation stéphanoise. La mort comme inéluctable prix du péché pour Semiramide. Celui d'avoir œuvré à l'assassinat de son propre mari, le Roi Nino, quinze ans plus tôt, avec l'appui de son amant Assur. Celui, aussi, d'avoir choisi sans le savoir son propre fils, Arsace, à la fois comme époux et comme nouveau souverain. Lequel souverain finit par triompher, après avoir tué sa mère en ayant voulu s'en prendre à un Assur qui, s'il a la vie sauve, n'échappe pas au supplice de voir son ennemi de cœur et de cour triompher.
Trop rarement donné sur les scènes lyriques, Sémiramide offre ainsi une intrigue relativement complexe, où viennent aussi se greffer des déclarations d'amour envers le deuxième personnage féminin, Azema. Le livret d'inspiration voltairienne est en outre décliné en deux grands actes, de plus d'une heure trente chacun. C'est dire si la production doit être qualitative pour maintenir en haleine l'auditoire. Et celle-ci l'est, assurément, plongeant l'intrigue non dans des temps antiques, mais au cœur du XVIIIe siècle. La metteuse en scène Nicola Raab entend ainsi rendre l'œuvre presque contemporaine de son écriture, à cheval entre l'époque baroque et celle du bel canto. Un positionnement historique qui peut porter à discussion. Reste que l'ensemble, décors et costumes compris (justaucorps royaux pour les hommes, grandes robes à paniers pour les dames), n'en demeure pas moins efficace, avec une touche esthétique aussi soignée qu'appréciable. Le choix d'une scène coupée en deux, avec des éléments de décors montant et descendant des airs, est a priori déstabilisant. Mais il en devient lui aussi peu à peu pertinent : il s'agit de mettre deux univers en opposition. D'un côté, les complots se préparent et les intrigues se nouent ; de l'autre, sur l'estrade, les comptes se règlent et les émotions s'expriment.
Et que d'émotions parvient à faire passer, précisément, la Semiramide d'un soir. Sur la scène d'une maison décidément habituée aux prises de rôle (Béatrice Uria-Monzon a “pris” celui d'Adriana Lecouvreur plut tôt dans la saison), Karine Deshayes affiche une extraordinaire maîtrise. D'un bout à l'autre, sa prestation est un régal de couleurs sonores et de vocalises éclatantes, avec une projection idéale marquée par une grande maîtrise des nuances. Offrant un chant vibrant dans l'ensemble des registres, la mezzo, forte d'un timbre généreux, ne faute jamais. Elle récolte une logique ovation à la fin de la grande cabalette de l'acte I, “Dolce Pensiero”. Sa performance scénique est, elle aussi, irréprochable d'énergie et d'authenticité.
Un duo féminin qui sort du lot
Est-il possible, dès lors, d'« exister » face à une telle Semiramide ? Aude Extremo, en Arsace, démontre que oui. La jeune mezzo fait elle aussi montre d'une aisance vocale déconcertante dans son rôle travesti. Une projection impeccable (quoique parfois trop poussée dans les aigus), un timbre offrant ce qu'il faut de vibration, une réelle aisance scénique : la performance est de haut vol. Ainsi les duos Semiramide-Arsace, qui plus est portés par l'intensité de l'intrigue, sont de grands moments de volupté et d'harmonie vocale portée à quintessence (notamment dans le “Giorno d'orrore” de l'acte II).
Par la grandeur de leur prestation, les deux mezzos se détachent du reste de la distribution. Laquelle n'en demeure pourtant pas moins de qualité, notamment dans les rôles de basse. Daniele Antonangeli est un Assur convaincant, avec une tessiture appréciable et une voix particulièrement bien portée vers le registre grave, donnant au rôle sa nécessaire austérité. Thomas Dear en Oroe et Nika Guliashvili en ombre de Nino imposent eux aussi des sons graves agréablement projetés, et méritent d'être revus dans des rôles leur offrant davantage de visibilité. Avec sa grande perruque bouclée descendant jusqu'aux épaules, le ténor Manuel Nuñez-Camelino est, visuellement, un parfait Louis XIV. Vocalement, en revanche, sa prestation en Idreno est moins convaincante. L'énergie scénique est bien présente, et le timbre appréciable, mais les vocalises sont décevantes, et la projection limitée. Quant à l'Azema de Jennifer Michel, elle laisse entrevoir une voix colorée et particulièrement vibrante à l'approche des aigus. Camille Tresmontant, enfin, est un Mitrane qui remplit son (court) rôle efficacement, avec un chant au vibrato discret mais qui demande, là aussi, à être réentendu.
Toujours au chapitre vocal, la performance du Chœur Lyrique de Saint-Étienne, dirigé par Laurent Touche, est brillante d'un bout à l'autre de l'œuvre, montrant une harmonieuse maîtrise des nuances, et dégageant une grande puissance vocale dans les passages les plus intenses. Dirigé par Giuseppe Grazioli, l'Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire (OSSEL) se met également au diapason, et ce dès une ouverture jouée avec toute l'énergie requise. Une même énergie qui porte la production jusqu'à son terme, où Aude Extremo et, surtout, Karine Deshayes, reçoivent une ovation largement méritée au terme d'une soirée qui, parce que rossinienne et belcantiste, ne semble jamais trop longue.