Sondra Radvanovsky, une soprano verdienne au disque
Verdienne : c’est le qualificatif qui sans doute vient le premier à l’esprit pour qualifier la voix de Sondra Radvanovsky — et c’est ainsi d’ailleurs que la voyait son premier mentor, le baryton français Martial Singher. Des grands emplois verdiens (Aida, Amelia, les deux Léonore, Élisabeth de Valois, Desdémone — que, sauf erreur, elle n’a encore jamais chantée sur scène —, mais aussi Luisa Miller, Elvira d’Ernani, Hélène des Vêpres siciliennes), Sondra Radvanovsky possède toutes les caractéristiques : l’ampleur de la voix, mais aussi l’élégance de la ligne, le slancio comme le raffinement du détail, l’indispensable technique belcantiste comme l’autorité de l’accent ou de l’expression. Et surtout un sens des nuances et des couleurs sans lequel le chant verdien, par nature noble et racé, peut basculer dans un prosaïsme, voire une vulgarité qui ne lui appartient en rien.
De vulgarité, aucune trace dans ce très beau récital gravé par Sondra Radvanovsky en 2010, mais du grand art, Verdi étant servi par une voix saine, à la technique parfaite et au pouvoir d’émotion immédiat. À l’exception de Lina (Stiffelio), Élisabeth, Amelia de Simon Boccanegra et Violetta (abordée épisodiquement en 2001 à New York puis 2004 à Dallas), tous les rôles verdiens de la chanteuse sont représentés sur ce CD, et Sondra Radvanovsky propose même deux rôles non encore interprétés à la scène : la Léonore de La Force du destin et la Medora du Corsaire.
De la Léonore du Trouvère, rôle délicat entre tous, Sondra Radvanovsky parvient à concilier l’indiscutable filiation belcantiste (les vocalises de la cabalette « Di tale amore », les trilles impeccables (et si souvent savonnés) sur les mots « rosee » ou « dolente » dans l’air de l'Acte IV, le chant d’agilità e di forzade "Tu vedrai che amore in terra" dans la cabalette du même air avec les éclats dramatiques ("Timor di me ? Sicura, presta è la miadifesa") et pathétiques ("D’amor sull’ali rosee") qui parsèment la partition. Habituellement, nous avons — ou avons eu naguère — l’éclat, la puissance, l’élan, mais pas forcément la technique idoine. Ou à l’inverse (mais plus rarement) une technique belcantiste aguerrie (Sutherland, dans l’étonnante version Bonynge) sans tout à fait l’émotion, le dramatisme requis. Sondra Radvanovsky partage avec Maria Callas le rare privilège de pouvoir offrir un portrait vocal complet et intègre de Léonore. L’interprète se montre par ailleurs extrêmement attentive à la caractérisation du personnage, même en l’espace de deux airs seulement : qu’on écoute la différence de couleurs entre le timbre de la Léonore du premier acte, pur, presque adolescent encore, avec celui du quatrième, sombre et désespéré.
D’obédience belcantiste sont également — au moins partiellement — les airs tirés du Corsaire, d’Ernani ou des Vêpres siciliennes. Le splendide air de Medora (Le Corsaire) est peut-être ce que Sondra Radvanovsky réussit le moins. Il faut croire que le doux balancement du premier couplet, empreint de nostalgie, de même que le raffinement des variations du second est bien difficile à rendre, tant les versions gravées à ce jour sont peu satisfaisantes — de Katia Ricciarelli, au chant appliqué, mais un peu scolaire dans son beau récital Verdi de 1972 (RCA, Orchestra Filarmonica Di Roma, direction Gianandrea Gavazzeni) à Jessye Norman dans l’intégrale Philips. Seule Callas, en 1969, avec pourtant une voix très fatiguée, offrait une véritable leçon de style, d’élégance et d’émotion dans un "Non so le terre immagini" d’anthologie. L’air d’Elvire dans Ernani est très supérieur, la chanteuse offrant un chant d’une précision remarquable, tant dans les mélismes de "Ernani, Ernani, involami" que dans les vocalises de "Tutto sprezzo che d'Ernani". Enfin, les airs d’Hélène dans Les Vêpres siciliennes réveillent certains souvenirs parisiens : celui de la reprise de l’œuvre en juin 2003 à l’Opéra de Paris, ou plus récemment celui d’un concert au Théâtre des Champs-Élysées en 2011 où les interprètes (parmi lesquels Gregory Kunde et Michele Pertusi) durent bisser tout le finale de l’œuvre devant un public en délire. Les effusions lyriques du tendre "Arrigo ! Ah, parli a un cor", sont parfaitement rendues et se concluent par des échelles chromatiques impeccables. Quant au boléro par lequel s’achève le CD, il est étourdissant de virtuosité. Les vocalises auraient-elles la même précision aujourd’hui sur scène ? Sondra Radvanovsky couronnerait-elle l’air du même ahurissant contre-mi ? Pas sûr. Mais en disque et en 2010, la performance est de taille !
Les autres airs proposés dans ce récital relèvent plus du soprano lirico-spinto (soprano relativement puissant, capable d’éclats dramatiques pouvant surmonter un orchestre important). Il est sans doute moins difficile d’offrir un portrait vocal satisfaisant de la Léonore de La Force du destin que de celle du Trouvère. Le rôle est certes exigeant, mais, non ancré dans l’héritage belcantiste d’un Donizetti, il n’exige plus la maîtrise des colorature di forza. Sondra Radvanovsky impressionne dans les éclats de "Son giunta !", avec sa lente montée en puissance et dans l’aigu des "Deh, non m’abbandonnar" lors de son entrée au couvent, et offre, par contraste, un legato tout empreint de douceur dans la prière à la Vierge qui clôt le second acte de l’œuvre.
L’AÏda de Sondra Radvanovsky, qu'elle interprétait à Paris il y a encore deux ans, est bien connue du public français. Même si la scène confère à l’interprète une urgence dans la déclamation qu’on ne retrouve pas tout à fait au disque, elle s’y montre remarquable d’intensité, tant dans les éclats du long récitatif précédant l’air "I sacri nomi di padre, d'amante", que dans la douleur retenue de "O patria mia".
D’Un Bal masqué, elle vient d’offrir aux spectateurs parisiens un "Morro, ma prima in grazia" à faire pleurer les pierres. Elle grave ici le premier air d’Amelia, dont elle maîtrise l’intensité tragique, les aigus puissants et les écarts terrifiants avec une facilité déconcertante. L’angoisse, la culpabilité, l’amour, le désespoir : tous les sentiments éprouvés par le personnage, cherchant désespérément à échapper à l’emprise d’un amour coupable, sont superbement rendus.
Que manque-t-il pour que notre bonheur soit complet ? Tout d’abord une direction un peu moins neutre : celle de Constantine Orbelian, conduisant le Philharmonia of Russia est « propre », mais sans éclat particulier. Le chef opère par ailleurs certaines coupures dommageables, notamment dans le premier air du Trouvère, dont les deux reprises sont supprimées. Mais aussi l’incandescence du direct, qui confère toujours au chant de Sondra Radvanovsky un dramatisme auquel les enregistrements ne rendent que très imparfaitement justice. Depuis l’année de cet enregistrement, la voix de la soprano a quelque peu évolué. Moins pure, parfois entachée d’un vibratello (vibrato rapide et de faible amplitude) un peu plus prononcé, couronnée d’aigus toujours faciles, mais souvent attaqués « en dessous », elle a en revanche acquis une palette de nuances encore plus variée, délivrant des piani et pianissimi de toute beauté, parfaitement inclus dans la ligne de chant. Elle a conservé intacte sa couleur très personnelle, immédiatement reconnaissable, et a surtout gagné une puissance d’émotion incomparable. Par ailleurs, l’acoustique naturelle d’une salle gomme totalement certaines aspérités d’un timbre réputé peu phonogénique, et qui ne délivre pleinement sa magie que sur les planches. Que des bonnes raisons pour aller entendre en juin et juillet prochains sa Léonore du Trouvère à l’Opéra Bastille, où elle a toutes les chances de remporter le même triomphe spectaculaire que dans le Bal masqué du début de cette année (réservation ici) !