Cluedo à l’Opéra Comique : un thriller lyrique à savourer de 7 à 77 ans
Alors que le merle est traditionnellement l’emblème de l’Opéra Comique, c’est un écureuil qui a été choisi ici pour rendre hommage à ce lieu mythique, à son histoire mouvementée, à son répertoire, mais aussi pour évoquer ses intrigues et son quotidien. L’écureuil Zampa de Margot, la jeune et ambitieuse choriste, est cruellement assassiné à l’aide d’une aiguille à tricoter appartenant à Léon, le ténor qui ne sait que meugler, bêler et coasser, à en croire la capricieuse diva Adèle qui cherche à l’évincer de la distribution. Qui a tué Zampa ? Qui a saboté les décors ? Qui triomphera au gala de réouverture du théâtre ? « Cela fait trois cents ans qu’on s’acharne à faire taire l’Opéra Comique. / Mais personne, jamais, personne n’y est arrivé. / Ni le roi, ni la police, ni le feu / Et on plierait devant un lamentable tueur d’écureuils ? » s’exclame Saint-Germain, le directeur de l’opéra, excédé et au bord de la ruine (un mécène menace de fermer le Comique pour construire un parking). L’enquête policière, moins haletante que loufoque, est menée sur fond d’intrigues amoureuses, de rivalités artistiques et de plans machiavéliques. La mise en abyme est d’autant plus amusante qu’elle réunit plusieurs solistes membres de la troupe Favart : l’ensemble gratifie les spectateurs d’un très beau plateau vocal.
Ainsi, le baryton Ronan Debois, naturellement charismatique et élégant, campe à merveille le personnage de Saint-Germain, directeur de théâtre écrasé sous la pression de son mécène et du gala qui est loin d’être prêt. Dans son interprétation dynamique, il passe avec beaucoup de souplesse du parler au chanter. Fou d’amour pour sa chanteuse-vedette, il sait aussi céder à une véritable folie lorsqu’il brûle dans les flammes ou rêve de fantômes : ses monologues et solos montrent alors un instinct dramatique et pathétique fort convaincant.
Tout aussi efficace est la performance de la mezzo-soprano Anna Reinhold, qui excelle autant dans le chant que dans la comédie. Elle parvient à travestir autant son corps que sa voix, en changeant de costume et en jouant deux rôles : l’orgueilleuse Adèle, la cantatrice star et l’énigmatique Al Sirbec, l’expert en sécurité. Son ambitus est large, alternant entre des aigus aussi amples que précis et un timbre sombre et velouté, parfois rentré. Le duel de vocalises excentriques qui l’oppose à sa rivale, l’ingénue Margot, est d’une virtuosité exceptionnelle. Interprétée par la soprano Armelle Khourdoïan, cette Margot envoûte par sa voix pure et ciselée, aussi légère dans les pianissimi que solide dans les fortissimi, et capable de vibratos rapides et denses. Si son parler porte peu, son chant en revanche s’apparente à celui d’un rossignol, en particulier dans l’air de Louise où ses aigus cristallins sont d’une remarquable sensibilité. La soprano Marion Tassou, dans le rôle de la costumière Zineb, présente un beau jeu de comédienne. De plus, sa voix est claire et bien projetée, avec une belle résonance de poitrine, même si elle fait exploser des aigus un peu trop serrés dans son air "Un cil, un doigt".
Le ténor Jean-Jacques L’Anthoën, drôle et espiègle dans le rôle de Léon, a de très beaux graves profonds, avec beaucoup de coffre. Son solo enjoué "Léon chante" révèle aussi ses qualités de danseur et de pantomime, lorsqu’il imite le toréador avec ses aiguilles à tricoter comme banderilles. Du reste, la spécificité de l’Opéra Comique étant de mêler les genres, une collaboration avec la chorégraphe Caroline Marcadé, ainsi que quatre fresques allégoriques peintes dans le vestibule du grand foyer, rappellent que ces opéras sont à certains égards les ancêtres de la comédie musicale. Mêmes qualités d’acteur chez Patrick Kabongo, qui campe un Barnabé loufoque et attendrissant. Il déploie une voix ronde et chaude, avec des attaques nettes et une bonne articulation, tant dans les chansons que dans les scènes dialoguées.
Véritable patchwork stylistique, la partition pleine d’entrain et de gaieté créée par Marc-Olivier Dupin s’abreuve à de multiples sources d’inspiration. Elle oscille, d’une mesure à l’autre, entre le tragique du grand opéra et la chansonnette bouffe, en passant par tous les intermédiaires. Cette hybridation formelle, propre à l’Opéra Comique, est symbolisée par la robe avec laquelle Saint-Germain danse, en balançant entre grotesque et tragique : est-elle remplie de poil à gratter pour ridiculiser la cantatrice qui la portera, ou bien de poudre d’artifice, prête à prendre feu et à transformer la chanteuse en « torche vivante » (faisant une allusion au fait que l’Opéra Comique a brûlé deux fois mais a toujours ressuscité de ses cendres, tel un Phénix) ? Ainsi le répertoire, extrêmement varié, allie-t-il opérette, blues, jazz, slam, boogie, musique de cirque ou de film à suspense, valse ou encore bruitages hétéroclites exécutés par les percussions. Marc-Olivier Dupin conçoit le métier de compositeur comme celui d’un artisan ébéniste qui « travaille la matière sonore et fabrique des objets musicaux ». Certains de ces objets sont des joyaux : notamment les polyphonies (quatuors, quintettes, sextuors) où se révèle un grand art du contrepoint, des canons et de la superposition des lignes de chant. On perd le texte, mais on est transporté par cette dentelle musicale. Bénéficiant d’une très belle acoustique, la direction orchestrale est vive et enlevée, même si parfois les instruments, très sonores, ont tendance à recouvrir les voix. Les intermèdes musicaux qui ponctuent les tableaux et les changements de décor (principalement le Central costumes, le bureau de Saint-Germain et le plateau de répétition) sont assurément plaisants, même si parfois, trop nombreux et se succédant au sein de scènes vives, mais trop courtes, ils cassent un peu le rythme.
Il faut en revanche saluer de très poétiques trouvailles scénographiques, notamment les trois rangées de cintres sur lesquelles sont suspendues des robes blanches aux tissus très fins et fluides qui apparaissent et disparaissent dans des jeux de lumière. Comme les mannequins d’osier, elles permettent aux danseurs d’évoquer la valse des fantômes des personnages mythiques qui ont hanté l’Opéra Comique dans les siècles passés et qui ont fait ses heures glorieuses : spectrales évocations de Carmen, de Louise, de Manon ou de Mélisande. Autant de revenants qui font écho à l’ancien Boulevard du Crime ou au Fantôme de l’Opéra. Dans ce jeu de pistes, les mélomanes sauront retrouver les emprunts ou citations qui truffent malicieusement le livret : Le Postillon de Longjumeau, Les Contes d’Hoffmann, Richard Cœur-de-Lion, Lakmé, Les Mamelles de Tirésias, et d’autres encore.
Soucieuse de mettre en lumière des œuvres oubliées, la compagnie des Frivolités Parisiennes entend démocratiser un patrimoine musical (le genre des opérettes françaises des siècles derniers) et le faire partager à un large public — amateurs, néophytes ou familles, une initiative appuyée par l’Opéra Comique qui organise des activités pédagogiques autour de ce spectacle. Malgré une salve d’applaudissements enthousiastes et mérités, on regrette que le jeune public, ce vendredi soir, ne soit pas venu plus nombreux au rendez-vous. Souhaitons que les enfants ne manquent pas de découvrir les prochaines productions du « festival opéra » : La Princesse légère et My Fair Lady.