Les intenses et dramatiques Scènes du Faust de Goethe de Schumann à Genève
Fils de libraire, Robert Schumann (1810-1856) côtoie depuis l’enfance les grandes œuvres littéraires. C’est ainsi qu’il découvre dans son adolescence Faust de Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832), chef-d’œuvre qui marqua le monde littéraire jusqu’aujourd’hui, publiée en deux parties, d’abord en 1808 puis en 1832. Cette tragédie de 12 000 vers s’inspire du mythe de Johann Georg Faust, devin et magicien du XVIe siècle soupçonné de tenir ses pouvoirs d’un pacte avec le diable. Le poète allemand y ajoute une romance avec la belle éplorée Gretchen (diminutif allemand de Marguerite). Goethe qualifiait lui-même son œuvre « d’incommensurable », pourtant, elle inspira nombre de compositeurs, tels Berlioz, Gounod, Busoni, Wagner, Liszt, Mahler, Boulanger, Schnittke… pour ne citer que les plus connus. Schumann, toujours en quête de réponses existentielles et spirituelles, fut le premier à tenter de mettre en musique la deuxième partie de Faust : la rédemption y est l’idée centrale. Après avoir ébauché un opéra, le compositeur se rend compte que ce genre ne sert pas la pensée de Goethe et opte alors pour un oratorio. La création de la troisième partie de ses Scènes de Faust est interprétée sous la direction de Liszt le 29 août 1849, à l’occasion des célébrations du centenaire de Goethe. Le succès encourage Schumann à composer les deux premières parties à partir des scènes du premier Faust. L’ouverture enfin achevée, il offre son œuvre à son épouse Clara pour son anniversaire le 13 septembre 1853. Il faudra toutefois attendre janvier 1862 pour que l’œuvre soit créée, à l’Opéra de Cologne.
Après avoir présenté le Faust de Gounod, le Grand Théâtre de Genève invite à découvrir le chef-d’œuvre de Goethe différemment avec les tragiques Scènes du Faust de Goethe de Schumann, dans une version concert en la superbe salle du Victoria Hall, avec l’Orchestre de la Suisse Romande et d’excellents solistes. À commencer par le baryton qui tient le rôle-titre de Faust, l’Autrichien Markus Werba. Seul soliste à ne jamais quitter la scène au long de la soirée, son attention est constante, même lorsqu’il ne chante pas. S’il paraît d’abord un rien nerveux dans ce rôle difficile, mais il y rentre très vite, incarnant parfaitement le fier héros romantique. Sa voix ne possède sans doute pas le large volume de ses collègues, ce qu’il veut d’abord compenser en forçant un peu, néanmoins son timbre possède une homogénéité, une finesse, une suavité et même un caractère qui rendent son interprétation toujours très convaincante. On retient particulièrement son bel hymne à la Nature lors du lever du soleil (partie II, scène 4). La belle Gretchen est interprétée avec une grande aisance par la soprano autrichienne Genia Kühmeier. Son attention toute particulière à la langue est patente à chacune de ses interventions. Son assurance et la fraîcheur de son timbre lui ouvrent les voies de la puissance et de la simplicité. Son phrasé fluide, toujours en accord avec le texte, lui donne des intentions véritablement sincères, visuellement aussi.
Le ténor Bernard Richter interprète Ariel, ange gardien de Faust, de sa belle voix qui résonne dans toute la salle. Cette démonstration de puissance et son engagement captivent évidemment de suite les spectateurs. Le chanteur suisse sait néanmoins faire preuve de tendresse — bien que l’on puisse douter de la constante nécessité de tant de volume. Le sombre Méphistophélès est chanté avec autorité par le baryton-basse Albert Dohmen, comme le rôle du Pater profundus par la profonde basse finlandaise Sami Luttinen, aux phrasés communicatifs, mais sans doute alors un peu saccadés. Sont également à saluer les interventions des « quatre femmes grises », allégories de la Misère, du Manque, de la Faute et du Souci, respectivement chantées par Mi-Young Kim, Katija Dragojevic, Nadine Weissmann et particulièrement Bernarda Bobro, communicative, au phrasé fluide et au texte soigné.
Le Chœur du Grand Théâtre de Genève est évidemment à l’honneur dans cette œuvre magistrale, qui lui offre des pages sublimes, terribles ou tendrement religieuses, particulièrement dans la troisième partie. Les artistes du chœur, préparés par Alan Woodbridge, se montrent capables d’une belle homogénéité de son. Pour être parfaits, ils auraient pu encore gagner en précision d’ensemble des consonnes, surtout dans les débuts et fins de phrases — par exemple les « ch » de « Steht still ! » (Elle s’arrête — partie II, scène 6) — et particulièrement les pupitres masculins. L’Orchestre de la Suisse Romande est dirigé par Ira Levin — qui remplace Peter Schneider, souffrant. De ses gestes précis et autoritaires, le chef américain veille sans cesse aux équilibres et aux couleurs, exhortant souvent ses musiciens à amplifier les dynamiques extrêmes, parfois plus qu’ils ne semblent en être capables, surtout dans les piani. L’orchestre sait néanmoins faire preuve de beaucoup de couleurs et de contrastes, grâce à l’excellence de ses instrumentistes. L’effectif important, leur position sur scène et sans doute leur habitude d’interpréter des œuvres symphoniques semblent cependant porter préjudice à une forte présence, particulièrement des cordes, d’où parfois une sorte d’écran entre le chœur et le public, empêchant alors la bonne compréhension du chant du chœur, particulièrement celui des tessitures graves. Lors du très bel air du Dr. Marianus (partie III, numéro V), l’effectif réduit des cordes en sourdines est très efficace. Notons toutefois que la justesse des bois, surtout entre extrêmes (piccolo et basson), aurait mérité une attention plus approfondie.
Bien que ces Scènes du Faust de Goethe soient peu jouées, car jugées difficiles d’accès, elles constituent assurément une superbe découverte, magistralement défendue par d’excellents musiciens.