Un Domino noir haut en couleurs à Liège
Composé par Daniel-François-Esprit Auber en 1837, le Domino noir connait d’abord un grand succès : la musique est légère et offre de belles pages, comme le premier trio ou l’ensemble clôturant le second acte, et le livret (d'Eugène Scribe) est intéressant. Il suit Angèle, qui participe à un bal masqué à la veille de prononcer ses vœux pour devenir abbesse. Elle y rencontre Horace, qui en est amoureux, et qui passera la nuit à la poursuivre malgré ses travestissements et de nombreux quiproquos. Pourtant, cet opus rejoint vite l’antichambre du répertoire, dont il ne sort à présent qu’à de très rares occasions, sans doute pénalisé par un troisième acte qui s’essouffle, tant dans l’intrigue que dans la partition. L’Opéra de Liège le présente (en coproduction avec l’Opéra Comique) dans une mise en scène du couple formé par Valérie Lesort et Christian Hecq (de la Comédie-Française), dont c’est la première incursion à l’opéra.
Grand serviteur de Feydeau et du vaudeville en général au théâtre, Christian Hecq fait claquer les portes. Le premier acte se tient dans un décor (signé Laurent Peduzzi) de salon jouxtant la salle de bal (dont on entend la musique techno chaque fois que la porte s’ouvre) : une immense horloge compte le temps avant qu’Angèle ne doive quitter les lieux (à minuit) et laisse voir par transparence les convives qui dansent (sur des chorégraphies excentriques de Glyslein Lefever) dans des costumes fantaisistes (signés Vanessa Sannino, à qui nous avons consacré un portrait). Il se dégage de ce bal un comique bon enfant et jamais gras, qui fait fuser les rires avec régularité. Le second acte prend place dans la salle de réception du Comte Juliano (l’ami d’Horace) : là encore, les idées jaillissent et le couple drôlatique formé par la servante Jacinthe et son amant Gil Perez réjouit le public qui en récompensera les interprètes lors des saluts par un accueil très enthousiaste malgré leurs parties vocales limitées. Le troisième acte prend place au couvent. Les traits d’humour s’y font plus rares et sont plus attendus, comme si le manque d'inspiration du librettiste, après avoir contaminé le compositeur, avait atteint les metteurs en scène.
Le couple central s’accapare non seulement la part du lion en termes de volume d’airs et d’ensembles, mais ces pages sont en outre les plus intéressantes musicalement. Heureusement, ils sont campés par deux artistes de qualité, dont la diction parfaite (comme celle de leurs collègues, d’ailleurs), porte le texte du livret. Angèle s’incarne dans la voix fine, pure et agile d’Anne-Catherine Gillet. Si le filet de voix est ténu, il est projeté avec intensité sur un phrasé gracieux. Les suraigus sont atteints avec une apparente facilité et les trilles développés avec délicatesse. Son souffle long lui permet de maintenir la beauté de son timbre sur des notes longuement tenues.
Horace, quant à lui, trouve chez Cyrille Dubois (à retrouver ici en interview) un timbre clair et brillant, radieux dans l’aigu et sûr dans le grave, ainsi qu’un jeu scénique engagé et candide, un peu raide parfois. De nouveau appelé à danser (un petit peu) après son Cosi fan tutte parisien, il cisèle un phrasé expressif et coloré, prenant le risque parfois de la précipitation dans le débit. Son vibrato, aussi rapide que léger, repose sur une couverture vocale saine et soyeuse qui ne nuit pas à une projection toujours puissante.
Le Comte Juliano de François Rougier fanfaronne fièrement, costumé en paon. Sa voix au sombre ténor et au timbre cuivré dégage une belle énergie. Antoinette Dennefeld chante le rôle de Brigitte, l’amie d’Angèle, dans une sorte de réminiscence de ses Mousquetaires au couvent du Comique, avec son habituel jeu pétillant et sa voix ronde et douce, qui apparaît toutefois presque rugueuse dans l’aigu, et dont le vibrato est intense et (parfois trop) large. Marie Lenormand est la bourrue mais piquante Jacinthe, au pouvoir comique ébouriffant, y compris dans le phrasé de son air, qui emporte cependant parfois sa ligne vocale. Sa voix dynamique repose sur un vibrato appuyé et des mediums bien campés, gagnant même en brillance dans le grave. Laurent Kubla, fidèle parmi les fidèles de l’Opéra de Liège, est un Gil Perez excentrique. Sa ligne fragile et manquant de legato est excusée par son beau timbre, à la fois profond et brillant. Si Laurent Montel offre au Lord Elfort un accent anglais (et un costume de hérisson) auquel on s’attache, il reste plus comédien que chanteur, tout comme l’Ursule de Sylvia Bergé. Issus des chœurs de l’Opéra, Tatiana Mamonov et Benoît Delvaux complètent la distribution.
Patrick Davin prend la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Wallonie et insuffle son énergie aux rythmes enjoués de la partition : les bois sont sautillants, les cordes dansantes, les percussions cérémonieuses. Le Chœur, drôle et efficace théâtralement, souffre hélas de décalages considérables. La projection des pupitres féminins, qui chantent seuls dans les scènes du couvent, apparaît par ailleurs timide (la malédiction du troisième acte, encore !). Avant de rejoindre la Salle Favart (reprise pour laquelle les réservations restent ouvertes), cette production rencontre les faveurs du public qui salue longuement la distribution et l’équipe créative.