Impressionnante mise en Cène des Dialogues des Carmélites à Caen
Les Dialogues des Carmélites de Francis Poulenc d'après l'oeuvre éponyme de Georges Bernanos inspiré d’une histoire vraie, est sans aucun doute l’un des plus grands chefs-d’œuvre lyrique du XXème siècle. C’est probablement l’une des plus belles mises en scènes de ces dernières années qui la sert au Théâtre de Caen (après le Théâtre des Champs-Elysées et la Monnaie). Si la production d’Olivier Py provoque une telle unanimité, c’est d’abord par sa sobriété et sa puissance évocatrice, ainsi que par une direction d’acteurs très inspirée par la musique. Mais c’est aussi par l’intelligence de son concept scénographique signé Pierre-André Weitz, bien mis en valeur par les éclairages vifs et acérés de Bertrand Killy. Une cage de scène anthracite aux perspectives appuyées dessine les différents espaces au gré des mouvements de cloisons qui transforment les changements de décors en impressionnants effets visuels. Olivier Py apporte également sa lecture de l'oeuvre. Ainsi, la Supérieure fait acte de rébellion en transformant la devise républicaine inscrite au mur en messages chrétiens : « Liberté par Dieu », « Egalité devant Dieu ». Au gré des interludes, les sœurs du Carmel composent des tableaux vivants, sortes de crèches animées retraçant les épisodes les plus importants de l’Évangile, de l’annonciation à la crucifixion en passant par la nativité et la Cène, marquant le cheminement de Blanche de la Force, depuis son noviciat jusqu’à son martyr, au côté de ses congénères. Par ce sacrifice, les nonnes sont transfigurées après une fugace douleur terrestre et s’évanouissent dans l’obscurité d’une nuit étoilée.
Cette mise en scène du dernier tableau est d’une grande poésie et d’une grande esthétique visuelle (à l'image des précédents). Le chef Jérémie Rhorer, à la tête de l’Orchestre national de France, cherche à retranscrire cette poésie en transformant les coups de guillotine en caresses sonores, certes de plus en plus marquées (mais presqu’inaudible pour les premières victimes). L’état de choc émotionnel dans lequel se retrouve habituellement le spectateur à la fin de cet opéra après avoir subi les 17 sacrifices laisse du coup place à une sorte de subjugation, d’autant que le tempo allant retenu ici abrège le calvaire des sœurs. Ceci étant, la subtilité des premières notes, dans un efficace pianissimo, permet de rendre toute sa force au poignant crescendo qui suit. De manière générale, la direction trépidante mais sombre et délicate de l'oeuvre est à retenir.
Comme la quasi-totalité des productions aujourd’hui, ce spectacle est surtitré. Rarement précaution n’aura été si inutile, tant la totalité des artistes engagés offrent une prononciation soignée et facilement compréhensible. Le rôle de Blanche devait initialement être tenu par Patricia Petibon. Hélas, le décès il y a quelques jours de son mari, le violoniste Didier Lockwood, l’en aura empêchée : elle est remplacée par Elodie Hache (déjà titulaire du rôle à Saint-Etienne l'an dernier) qui propose un jeu d’une grande intensité théâtrale et une interprétation vocale de grande qualité (malgré un faux-départ largement pardonné). Sa voix charnue et affirmée à la prosodie exaltée s’élargit lorsqu’elle pousse le son. Un défaut de souffle se fait parfois sentir, fragilisant notamment ses tenues de notes. Les couleurs de son timbre la distinguent du soprano pur et ciselé au vibrato rapide et dense de Sabine Devieilhe dans leurs duos. Cette dernière offre une interprétation dynamique de la jeune novice, manquant sans doute de gaieté toutefois pour rendre la vitalité du personnage. La raison pour laquelle Olivier Py fait refuser le vœu de martyr à Blanche plutôt qu’à Constance n’apparaît pas évident, d’autant que cette déformation du livret n’est pas utilisée ensuite.
Le rôle du Chevalier tenu avec force par Stanislas de Barbeyrac, qui, par sa diction parfaite, son timbre brillant et velouté et son phrasé vif et sonore, très accentué, en est aujourd’hui l’interprète de référence. Il compose un jeune homme candide et fougueux, à la fois enfantin dans ses chamailleries et grave quand les circonstances l’exigent. Ses aigus sont émis avec autant de sûreté en voix pleine et rayonnante qu'en voix mixte délicate (sur le mot « défis », par exemple) et son phrasé dégage une grande force émotionnelle.
Anne Sofie von Otter est une Madame de Croissy bouleversante dans la mort, perchée sur un décor représentant sa chambre à la verticale, mais dont la ligne manque de stabilité dans sa rencontre avec Blanche. Son large vibrato reste mesuré en amplitude. De ses sombres graves qui se perdent parfois, elle s’élance vers des aigus rugueux à l’approche du trépas, où elle n’hésite pas à recourir au râle pour exprimer la souffrance de son personnage. Sophie Koch, en Mère Marie, met en place un phrasé tendu, en cohérence avec la raideur qu’elle confère à son personnage. Son vibrato appuyé et rapide densifie plus encore son chant, auquel elle apporte sa musicalité. Sa prononciation, très claire la plupart du temps, fuit parfois les obstacles, comme lorsqu’elle prononce le « ai » de « désormais » avec un « é » serré ou qu’elle transforme un « lui » en « lu ». Sa rivalité avec Madame Lidoine, subliminale dans le livret, est ici frontale, les deux nonnes semblant prêtes à en venir aux mains lors d’un passage d’une grande intensité. Véronique Gens, l’interprète de cette dernière, dispose d’un soprano rayonnant au vibrato très court et rapide, mais d’un suraigu crispé. Elle prête à son personnage un manque d’assurance qui lui fait perdre de son assise charismatique. Sarah Jouffroy et Lucie Roche, en Mère Jeanne et en Sœur Mathilde, parviennent à accorder leur densité vocale à celles de leurs renommées collègues.
Nicolas Cavallier est un Marquis de fière allure, à la voix robuste et mate, projetée de manière très directe, mais manquant de profondeur. Dans le rôle de l’Aumônier, François Piolino fait preuve d’un grand lyrisme durant la prière. Sa voix sans aspérité offre une légèreté et une clarté agréable à ses courtes interventions. Matthieu Lécroart, outre le médecin, interprète le valet Thierry, qui, dans cette mise en scène, rejoint la révolution et énonce l’arrêt de mort des sœurs dans son rôle de geôlier. Son timbre sombre et son phrasé protocolaire sont à ce titre idéaux. Les Commissaires d’Arnaud Richard et Enguerrand de Hys se montrent convaincants : le premier expose son timbre sombre et sa mine grave tandis que le second dispose d’un timbre clair qu’il module pour se montrer alternativement odieux, grimaçant ou compatissant.
Le public parvient à se remettre rapidement de ses émotions pour réserver un accueil chaleureux aux artistes et aux techniciens, dont le travail si important à la réussite de cette mise en scène, est ainsi mis en valeur.