Lea Desandre et Thomas Dunford, au sommet de l’art baroque à Bordeaux
Jeune et svelte, debout sur l’avant-scène vide (sauf deux chaises), devant le rideau de fer, habillée d’un bustier beige couleur chair et d’une grande jupe verte, les épaules dénudées, cheveux lissés en arrière, Lea Desandre paraît à première vue presque noyée dans l’espace du Grand-Théâtre de Bordeaux. Elle paraît d’autant plus enserrée, que le rideau en trompe-l’œil agrandit la salle en une vaste galerie grandiose aux colonnes et arcades peintes, où les lignes de perspective créées par les balcons se prolongent jusqu’à l’infini au centre du trompe-l’œil. Voilà le défi spatial auquel Lea Desandre doit répondre, et fort heureusement, dès sa première note, « Udite ! » (« Écoutez ») la mezzo-soprano établit sa souveraineté sur la salle. Elle capte en effet toute l'attention du public par sa forte présence, par sa voix parfaitement placée résonnant jusqu’au poulailler. Ce premier choix, Eraclito amoroso, bellissime air de la compositrice Barbara Strozzi (1619-1677) -attribué par erreur sur le programme à Pietro Strozzi- permet à la jeune lauréate des Victoires de la Musique classique et membre du Jardin des Voix de William Christie, de déployer rapidement toute la richesse de ses moyens interprétatifs. Tout y est tout de suite présent, des forti jusqu’aux piani, longues phrases soyeuses et mélismes ultra-rapides, des demi-tons languissants, des accents très pointus, diction italienne native, la voix vibrée comme la voix détimbrée, des ornements et trilles baroques, d’une maîtrise exquise.
Lea Desandre, qui déclare (citée dans le programme par Petya Ivanova) son « goût pour l’affect de cette époque extravagante [le dix-septième siècle italien], mais aussi sa sensibilité extraordinaire au plein diapason des émotions humaines », fait tout de suite preuve d’une recherche très poussée de toutes les possibilités offertes par chaque mot, chaque phrase des airs qu’elle interprète.
Desandre est étroitement secondée par Thomas Dunford, luthiste de renommée internationale. Chaque air du programme est finement ciselé, comme un bijou à plusieurs facettes, par ces deux artistes extrêmement attentifs aux moindres détails. Car Dunford, lui aussi, a exploré toutes les possibilités de son instrument. Il accompagne Desandre sur un archiluth de Giuseppe Tumiati, qui permet justement d’ajouter des notes très graves au soutien de la chanteuse, et des sons grinçants et virils au vocabulaire d’ordinaire suave et délicat du luth dit "de la Renaissance". Il combine les sons célestes de la harpe à la violence sensuelle de la guitare flamenco, aux cordes basses piquées, voire claquées percussivement, aux grincements presque métalliques. Dunford ajoute aussi une surprise inattendue, quelques micro-ornements arabes, rappelant que l’instrument trouve ses origines dans le oud.
Après ce premier air, Lea Desandre s’adresse au public, révélant que le Lamento d’Arianna de Monteverdi sera retiré du programme, faute d’un basso continuo, mais qu’ils réservent de nombreuses surprises au public. L’omission de cet air est regrettable, car il devait fournir la pièce maîtresse de la soirée, un pivot central autour duquel les autres airs devaient s’articuler, un programme de lamenti. Le public réagit avec un « oh » collectif de déception, mais lui pardonnera rapidement !
Le spectateur découvre au fil du programme l’étonnante collaboration de la chanteuse et de son luthiste. Mais il découvre également l’art de Thomas Dunford, en soliste. Entre chaque groupe de deux airs, Dunford attaque une ou deux toccatas de Johannes Hieronymus Kapsberger avec une virtuosité et une créativité toujours fascinantes. La tentation de détimbrer la voix, pour traduire la sensibilité, l’intimité, les soupirs et les chuchotements est toutefois utilisée trop souvent, prenant le risque de devenir lassant.
L’air peut-être le plus émouvant, et musicalement la plus belle surprise du programme est la version de la « Canzonetta spirituale alla nanna » de Tarquinio Merula, « Hor che tempo di dormir ». C’est une berceuse pour laquelle la partition du luth n’utilise que deux notes basses, inlassablement répétées. Cette alternance hypnotique évoque le mouvement du berceau, ou des vagues, et peut-être même le souffle du bébé. Autour de ces deux notes nues de l’accompagnement, la chanteuse tisse une mélodie merveilleuse qui monte et descend, gagnant progressivement en intensité et émotion. D’autre part, les deux notes basses fournissent à Dunford l’occasion d’introduire progressivement ses inventions et diminutions, l’accompagnement s’enrichissant et se complexifiant. L’art de l’improvisation est à son acmé dans cet air magnifique communiquant une rare émotion. C’est le miracle du concert que de faire penser que cet air ne sera peut-être plus jamais joué comme il le fut à Bordeaux ce 13 février.
La seule déception sera la Lettera amorosa de Monteverdi. Ce choix semble convenir imparfaitement à la voix de mezzo légère de Desandre, car cette Lettre dépend beaucoup du registre moyen, ici étrangement faible. Peut-être est-ce un choix interprétatif, mais un timbre plus vibré et présent dans ce registre aurait mieux permis de transmettre le drame de cette lettre amoureuse.
Le récital se termine sur le célébrissime « Ombra mai fu », de Händel, que Lea Desandre tisse sur un legato absolument parfait, comme une longue écharpe en soie, et finalement par le Quel sguardo sdegnosetto de Monteverdi, pour une conclusion vive et dansée, ou elle régale l’auditeur de ses beaux aigus étincelants, et d’une agilité vraiment étonnante (et sans tricher, car elle ne les aspire pas -à la Bartoli- mais les lie !).
Aux appels du public extasié, Desandre offre trois bis. Le premier, la célèbre aria de Händel, « Lascia ch’io pianga » chantée de façon extrêmement intime, avec des ornements personnels dans le da capo, surprenants et accompagnés par les ornements complémentaires du luth. Elle offre ensuite deux airs français, d’abord, « Ma bergère est tendre et fidèle » air charmant de Michel Lambert, qui plaît surtout par l’amusant refrain « Elle aime son troupeau, sa houlette et son chien, et je ne saurais aimer qu’elle » que Desandre livre dans une voix poitrinée, presque familière, sans doute pour souligner l’aspect paysan et drolatique de la phrase. Et finalement, « Vos mépris chaque jour » également de Michel Lambert, dont le vers parodoxal « je mourrais de plaisir si j’étais plus heureux » est plusieurs fois répété.
Dans l’ensemble donc, un récital qui enchante et surprend, qui fait redécouvrir cette musique italienne du dix-septième siècle sous une tout autre couleur, bien plus variée, plus drôle, plus tendre et parfois déchirante, plus vivante aussi. La participation de Thomas Dunford est pour beaucoup dans cette nouvelle écoute : l’inventivité jouissive de ses accompagnements soutient, conduit et éclaire le chant, vivifiant et rehaussant l’ensemble.