L'Ébloui à Rouen : une belle vision de l'opéra
Les enfants, que l'Opéra de Rouen Normandie sait si bien habituer à l'Opéra, méritent des œuvres aussi puissantes et recherchées que les adultes. L'opéra conte de fées permet ainsi de leur offrir une belle histoire et une belle partition, sans rien ôter du drame et de la subtilité qui font l'intérêt du théâtre musical. L'histoire de L'Ébloui permet ainsi aux petits (comme aux grands) d'appréhender l'histoire terrible d'un enfant aveugle, car le théâtre sait montrer tout ce qu'on peut voir sans les yeux. Si le plateau est d'abord noir puis bientôt recouvert d'un voile blanc comme celui qui recouvre les paupières de l'enfant, le décor s'illumine ensuite d'étoiles, et se couvre de neige (nul besoin d'yeux pour rire lorsqu'un flocon vous tombe sur le nez). Une manière réjouissante d'appréhender autrement la cécité, d'autant que l'histoire féerique rend littéralement la vue à ce petit enfant nommé Horn. Merveille du conte de fées ? Non. Le personnage féminin nommé Merveille ne rend la vue à Horn que pour en faire son esclave. Puisqu'elle lui a "donné le jour", elle se considère comme sa mère et décrète qu'il lui appartient. Le drame devient d'autant plus terrible lorsque Horn rencontre le personnage nommé Personne (un nom en allusion à celui pris par Ulysse pour échapper au cyclope aveuglé), qui reconnaît dans les yeux de Horn ceux de sa fille nommée Aube. Merveille a volé les yeux d'Aube pour les donner à Horn. Les pleurs de l'enfant à ce moment sont à fendre le cœur, une nouvelle manière d'appréhender les drames de la vie, avec une passion poignante mais sans brutalité : le père pardonne, Horn retrouve Aube aveugle, sous la forme d'une petite bougie qui lui dit pour conclure l'opéra : "Moi j’éclairerai ta route, toi tu me diras ce que tu vois, et désormais rien jamais ne pourra nous séparer."
La partition est en harmonie avec cette belle histoire, aux moyens concentrés et expressifs (aux trois chanteurs-marionnettistes répondent les trois instrumentistes impeccables et poétiques de l'Ensemble Ars Nova dirigés par Philippe Nahon : le piano de Jean-Yves Aizic, le violon de Marie Charvet et la contrebasse de Tanguy Menez). Cette musique prend pour illustres modèles les deux moments fondateurs dans l'histoire de l'opéra pour ce qui concerne le lien naturel entre la parole et le chant. La première inspiration vient de Monteverdi, premier maître de l'opéra pour avoir su composer un chant naturel de la parole. La deuxième référence, a fortiori pour ce texte français de L'Ébloui, est évidemment le Pelléas et Mélisande de Debussy. Le petit garçon Horn est un nouvel Yniold (interprété par Léna Rondé avec sa parfaite voix parlée de petit enfant allant vers un chant incertain), le père d'Aube et la mère Merveille de nouveaux Arkel et Geneviève. Le premier, Paul-Alexandre Dubois est à l'aise dans ces formes originales, associant le jeu et la musique dans les univers oniriques. Il l'avait montré dans The Lighthouse à l'Athénée, il passe de nouveau avec aisance entre la voix de narrateur et un beau chant de baryton. La seconde, Delphine Guévar, déploie pour sa part une grande prestance scénique et surtout une véritable voix lyrique, ample et résonnante, l'exact opposé (donc complémentaire) du petit Horn.
Toutefois, si Michel Musseau admire visiblement Debussy, le compositeur ne s'est pas laissé aveugler et il apporte notamment des passages en tutti très travaillés, soit en homorythmie (scandant sur un même rythme des accords riches et modernes), soit en imitation (notamment des canons et des fugues, eux aussi enfantins dans la forme mais non pas dans les couleurs). D'autant que les artistes et le metteur en scène Xavier Legasa ont su concentrer le spectacle en 50 minutes, ce qui permet de maintenir l'attention fortement requise du public (bien aidée en cela par l'onirisme de l'histoire et du plateau signé Gaspard Pinta avec ses têtes d'ânes broutant et ses jambes bleues de girafe).
Avant le spectacle, L'Ébloui était un titre énigmatique, pendant le spectacle il semble d'abord clairement définir le petit enfant sur scène, mais au final, après le spectacle, l'ébloui est sans doute le petit enfant dans le public, en partie circonspect devant les enjeux du drame et de la musique, mais surtout admiratif devant une nouvelle réussite poétique invitant le plus grand nombre à l'opéra.