Thierry Escaich ouvre son édition 2018 du Festival Présences
Thierry Escaich impressionne dès l'ouverture du Festival en déployant tous ses talents d'improvisateur depuis la console d'orgue à l'Auditorium de Radio France (signalons que l'organiste improvise sur le thème qu'il a composé spécialement pour son édition de Présences et qui sert de sonnerie annonçant les débuts des concerts). De son jeu virtuose, il empoigne les quatre claviers de l'instrument, sachant jouer de trois en même temps (main gauche sur le clavier inférieur, la main droite se répartissant entre le pouce et les autres doigts sur les claviers au-dessus), sans oublier les notes aussi sûres jouées avec les pieds (au pédalier) et les jeux à actionner (mécanismes permettant de sélectionner les combinaisons de tuyaux et donc de timbres). Si un assistant rejoint le maestro sur le morceau suivant, ce n'est pas pour prêter main forte et tenir un autre clavier, mais pour offrir seulement un doigt, celui qui tourne les pages. Thierry Escaich passe en effet de l'improvisation à l'une de ses œuvres composées dans la série Ground, qui reprend le principe de cette basse anglaise obstinée pour l'incarner par différents effectifs instrumentaux. Ici, l'orgue est épaulé par un percussionniste : Gilles Durot appliqué, abordant successivement peaux, cymbales et lamelles.
La programmation et Thierry Escaich ont également souhaité rendre hommage à un compositeur décédé il y a dix ans : Mauricio Kagel. Son œuvre, Motetten est une provocation taquine, de par son titre eu égard à son effectif. Non pas qu'il soit étonnant de voir un motet composé en 2004 (Thierry Escaich lui-même en a offerts de merveilleux), mais le nom de cette forme musicale ayant embrassé le Moyen-Âge, la Renaissance, le Baroque (et parcourant même le Romantisme) vient du diminutif de "mot" car il s'agit avant tout d'une œuvre vocale. Or, Kagel compose ses Motetten pour 8 violoncelles.
Huit instrumentistes éloquents qui sont rejoints par un accordéon, pupitre de percussions fourni, ainsi que 60 choristes de Radio France pour le grand opus du concert : Cris. Cet oratorio, composé par Thierry Escaich pour le centenaire de la Bataille de Verdun est un terrible voyage dans les tranchées. L'esthétique du son inspirée des jeux de l'orgue, pleinement reconnaissable, y prend en outre la teinte d'un lyrisme noir. L'auditeur est plongé dans l'enfer de la "Der des Ders" avec les accents martiaux des percussions, les bombes sifflant et soufflant à l'accordéon, le grondement des violoncelles. Les mésaventures d'un héros bien ordinaire sont contées avec beaucoup de talent par Laurent Gaudé, qui défend son propre texte avec un naturel de récitant, sans chercher l'excès de pathos ni à forger une musicalité particulière. Le personnage principal de la narration se faufile parmi les tranchées et les boyaux (en référence aux cordes des instruments de musique et aux soldats morts). Le son tiré dans l'aigu de quelques violoncelles imite le bruit du train, ramenant le soldat pour une permission vers les sons nostalgiques de l'accordéon, au lointain. Le retour à la réalité guerrière est d'autant plus dur. L'homme tue son premier homme et suit les obsèques qui accompagnent la fin de la soirée dans les échos funèbres du Chœur de Radio France. Cet ensemble vocal parachève l'œuvre et la soirée, incarnant une armée tour-à-tour terrible et consolatrice (jusqu'au détail des mouvements de scène : les chanteurs entrant avec cadence et dignité, s'asseyant et se relevant comme un seul homme). Une prestation emplie de désespoir mais surtout de rédemption et de promesses : pour Martina Batič qui vient de succéder à Sofi Jeannin pour diriger le Chœur de Radio France, et pour l'œuvre de Thierry Escaich.