Déchirant Werther à l’Opéra national du Rhin
L’amour seul est vrai, car c’est le mot divin
La voix de Charlotte, dans le récit épistolaire originel des amours contrariées du jeune Werther, ne se fait jamais entendre, alors que Massenet axe l’argument sur le trio Werther-Charlotte-Albert. La ligne mélodique de chaque voix est dans la continuité de l’orchestre, l’anticipe, ou le chevauche, les cordes jouant pleinement la partition du romantisme, la harpe dirigeant les pas de Charlotte lorsqu’elle part à la recherche de Werther. Charlotte ici est un personnage pluriel, petite mère de substitution pour ses frères et sœurs, jeune fille vite mariée à Albert dont le quotidien s’étiole dans les tâches ménagères, amoureuse qui réprime son désir pour Werther jusqu’à n’en plus pouvoir.
Dans la mise en scène proposée par Tatjana Gürbaca, le microcosme de la société étriquée de Wetzlar est représenté par le décor d’appartement fonctionnel, entièrement recouvert de boiserie très claire, conçu par Klaus Grünberg. Des portes, panneaux coulissants ou placards s’ouvrent, glissent ou se referment sur les personnages, dans un volume étroit, dont le point de fuite est situé au-delà de la scène, métaphore architecturale du désir de dépassement. Seul élément opaque, sur le côté droit, une vitre derrière laquelle on distingue les contours d’un mécanisme d’horloge, et qui ne s’ouvre que pour prendre les deux pistolets. Le temps qui passe trop vite est seulement suspendu au premier acte lorsque Werther fige par sa voix les autres personnages, qui se voient transformés en éléments de tableaux de la vie quotidienne dans la maison du bailli.
L’essentiel du décor est conservé tout au long de l’avancée de l’argument, mais les divers placards et portes découvrent, acte par acte, scène par scène, quelques éléments nouveaux, comme un nécessaire à lessive pour Charlotte, l’orgue de l’église derrière une porte coulissante pour les noces d’or du deuxième acte et la messe dominicale quasi-blasphématoire où une vieille dame tient dans ses bras un Christ comme elle bercerait une poupée.
À l’inverse, pour le début du troisième acte, Noël ne repose que sur un petit sapin garni d’une unique boule rouge, les autres boules étant piétinées à même la boîte par Charlotte. Tous les éléments de boiserie sont alors clos. Aucun effet de magie conventionnelle pour l’événement, plus propice ici à ancrer les tourments de Charlotte dans un espace-temps oppressant et glacé. Seuls quelques rubans de bolduc argenté, tendus par Werther et Charlotte d’un bout à l’autre de la scène, font office de guirlandes, entrelacent les personnages et concrétisent le lien indéfectible qu’ils ont construit. Werther préfigure son suicide en arrachant quelques lattes du parquet, s’enfonçant à mi-corps dans ce cercueil.
Ce n’est qu’à sa dernière scène que les panneaux du fond s’ouvrent sur une nuit noire et neigeuse, qui devient progressivement voie lactée, dans laquelle tourne une immense planète Terre. Le vide intersidéral ainsi représenté peut suggérer la mort vers laquelle Werther se dirige. Un couple de personnes âgées, qui figure déjà parmi d’autres vieillards au moment des noces d’or, revient sur scène au moment des adieux de Werther à Charlotte. Ils donnent un objet de la fête passée à chacun d’eux, plumes d’Indien à Werther, diadème à Charlotte. Le public y voit peut-être ce qui aurait pu être, ce qui n’a pas été, ou simplement le passage du temps, les enfants du bailli remplacés par des vieillards.
Le ténor Massimo Giordano incarne un Werther dont la diction, légèrement teintée d’italien, peut s’avérer gênante au premier acte. Cependant, la difficulté du français, dépourvu d’accent, est dépassée par la suite. D’emblée, la chaleur du timbre, les vibratos longuement tenus sur les diphtongues portent les élans de Werther. Massimo Giordano sait exploiter toutes les capacités de son ambitus en déployant de sublimes graves, lorsque Werther se lamente à l’acte deux : « c’est moi, c’est moi qu’elle pouvait aimer ». La portée de sa voix s’amenuise volontairement lorsqu’il s’enfonce dans son cercueil de fortune ou est sur le point de mourir. Elle sait se faire vigoureuse dans le bouillonnement amoureux et les épanchements du personnage.
La mezzo-soprano Anaik Morel porte la multiplicité de Charlotte dans sa gestuelle et dans sa voix. Qu’elle piétine les boules de Noël, se recroqueville en position fœtale sur le sol, se dégage, écœurée, de l’étreinte forcée d’Albert, son articulation et sa puissance vocale ne faillissent pas. Elles sont magnifiées par des graves bien implantés au moment de la séparation forcée d’avec Werther, des aigus puissants lorsque son courage l’abandonne, un timbre bouleversant lorsqu’elle évoque la mort de sa mère.
Arrivant sur scène les bras chargés de fleurs et de chocolats, le baryton Régis Mengus est très à l’aise dans les aigus, incarnant un Albert joyeux et léger dont le bonheur conjugal assombri est porté à son paroxysme par des graves puissants et charpentés lorsqu’il donne à Werther les armes de son suicide.
La jeune soprano Jennifer Courcier est une légère Sophie, dont les graves encore perfectibles contrastent avec l’excellence de ses aigus, tour à tour flûtés quand la sœur de Charlotte appelle au bonheur, étoffés et intenses quand l’argument s’enfonce vers une fin inéluctable.
Le baryton Kristian Paul est un bailli de Wetzlar affectueux envers ses enfants. Si sa diction est claire, la portée de son coffre est relativement limitée par moments. Il est entraîné à l’auberge du village par Johann et Schmidt, célibataires et heureux de l’être. Les voix du baryton Jean-Gabriel Saint-Martin, Johann, et du ténor Loïc Félix, Schmidt, s’échauffent au premier acte avant de gagner en intensité et de s’implanter solidement lorsqu’ils consolent Brühlman, le ténor Stefan Sbonnik, délaissé par sa fiancée Kätchen, la soprano Marta Bauzà. Les courtes répliques de ces derniers sont claires et résonnent solidement.
Les petits chanteurs de Strasbourg peuvent espérer gagner en intensité à mesure que leurs voix se développeront. Alliées et soutenues par les Chœurs sopranes de l’Opéra national du Rhin pour le chant de Noël final, elles semblent déjà un peu plus en place. La cheffe Ariane Matiakh porte toutes les lignes. La baguette décrit de majestueuses courbes, tout en souplesse, qui renforcent dans l’œil du spectateur l’effet de légèreté lorsque la partition se fait par endroits joyeuse sur les interludes symphoniques ou les passages les plus doux des premiers mouvements de l’œuvre. Les bras, lorsque la partition se fait plus énergique et transcrit les tourments amoureux, se raidissent puis retombent en un placement millimétré sur les instruments choisis.
À l’évocation par Charlotte de la mort de sa mère et du questionnement des enfants, le violoncelle et la contrebasse réagissent en écho, contrastant avec le rêve, l’extase et le bonheur exprimés par les bois. Les cordes se précipitent au retour d’Albert, puis, alliées au hautbois, se font caressantes lorsque Charlotte et Werther doivent se séparer. L’orchestre tout entier, fougueux, adhère au désespoir de Charlotte lorsqu’elle piétine les décorations de Noël. Relisant un dernier billet de Werther qui la « glace » et l’ « épouvante », Charlotte est accompagnée par le grondement de l’orchestre, des cuivres incisifs aux timbales saisissantes. La harpe est duelle, douce dans sa fonction première, elle guide ensuite Charlotte dans sa quête de Werther, intimant le rythme de la marche.
Les souffrances du jeune Werther, et de Charlotte, bouleversent le public qui, après un court silence, acclame longuement le plateau vocal, ovationnant particulièrement les premiers rôles et la direction brillante d’Ariane Matiakh qui rejoint la scène.