Moscou Paradis à l'Athénée : la comédie musicale soviétique de Chostakovitch a la cerise
1904 : La Cerisaie d'Anton Tchekhov est représentée pour la première fois. La pièce se conclut au son des haches qui viennent abattre les cerisiers pour construire un projet immobilier. 1954 : Khrouchtchev ordonne un grand projet de constructions immobilières, le plus célèbre sera le "Tcheriomouchki" (quartier des cerises) à Moscou, qui deviendra même un nom commun (des Tcheriomouchki similaires fleuriront à travers les grandes villes russes). Le projet inspire à Chostakovitch son unique comédie musicale, Moscou Tcheriomouchki créée en 1959. La cerise accompagne ainsi l'histoire de la Russie : fruit généreux et sucré, il symbolise la richesse de l'ancienne bourgeoisie mais il est aussi le symbole révolutionnaire (le temps des cerises) menant au Paradis grâce à la Révolution rouge sang.
La scénographie de Lea Hobson et les costumes de Séverine Besson rappellent que la Révolution affiche aussi une image séduisante pour vendre son Paradis. Sur ce plateau noir, coulissent ainsi des îlots de beauté lisse et de modernité : une pièce toute rose (le rouge révolutionnaire atténué par la douceur) avec même un téléphone rose, une salle de bain (symbole de la modernité), un jardin luxuriant dans lequel on ne peut dire que la vérité. Les immeubles eux-mêmes sont représentés par des tissus peints rosés. Les neuf personnages eux aussi sortent tout droit d'un catalogue en papier glacé. Leurs tenues pastel sont surmontées de sourires publicitaires et de coiffures impeccables.
Comme il sied pour une comédie musicale soviétique, les acteurs-chanteurs (un peu danseurs) offrent une prestation chorale. Les passages parlés sont en français et énergiques, le chant est russe de langue comme de caractère, mais avant tout, la musique suit le schéma des comédies musicales américaines. Les voix légères et souples se marient dans de grands ensembles harmonieux, ponctuant les passages obligés du genre (grand air de la jeune fille pleine d'espoir, duo d'amoureux éperdus, duo d'amoureux incompris et même un duo sarcastique entre une jeune vénale et son riche protecteur). À ceci près que Chostakovitch enrichit le genre par la culture russe : aucune claquette sur ces danses mais les bonds typiques des danseurs russes, le tout sur une musique entraînante, portée par des voix typées (le baryton slave a la chaleur volcanique, le ténor assuré rayonnant d'harmoniques aiguës, l'ample mezzo est racée, la soprano tisse un filin cristallin et plus généralement la partition a tous les accents de la prosodie russe, depuis les longues consonnes chuintantes jusqu'aux voyelles rondes et fermées).
Le chef Jérôme Kuhn dirige ce plateau comme un chef de chant, attentif à chaque départ et articulation, tout en menant sa fosse comme un bel orchestre. Pourtant, dans cette adaptation, la partition orchestrale a été retranscrite pour deux pianos et deux percussionnistes. Cela ne les empêche nullement de multiplier les références et citations d'esprit russe en déployant les ballades et danses, aussi bien que les marches militaires avec tambours et cymbales, mais par-dessus tout, ils exhalent l'insondable nostalgie slave.
Une déchirante mélancolie qui plane sur tout le spectacle à travers une figure tragique, donnant la clé de lecture de l'opus en rappelant l'enjeu politique : bien avant la première note guillerette de l'univers rose bonbon, la première image de la soirée est en effet celle d'un ouvrier en bleu de travail, hagard et égaré, qui erre en traversant le parterre. Le lourd rideau se lève, le damné de la Terre monte sur scène dans un glas funèbre au grave du piano. Les personnages ne s'animeront que lorsque l'ouvrier partira. Le monde s'immobilisera et la musique redeviendra glaçante chaque fois que reviendra ce forçat, rappelant la terrible réalité derrière le vernis rosé. Cette idée poignante de la mise en scène (signée Julien Chavaz) résonne avec le contenu de l'œuvre composée par Chostakovitch. Le compositeur évite en effet les terrifiantes fureurs de la censure soviétique en réalisant un opus à la gloire d'un projet immobilier de propagande, mais cette œuvre ayant apparemment donné ses gages politiques, elle peut alors présenter la violence du projet, notamment celle infligée au vieil homme qui ne veut pas quitter sa maison pour s'entasser et surtout celle du promoteur qui étend son appartement en expropriant ses voisins. Heureusement, le Parti veille et rétablit la Justice : le méchant est renvoyé, tout revient à la concorde dans un grand final à l'américaine (aussi soudain qu'incroyable, comme Don Giovanni puni trop vite et trop brièvement après une œuvre entière de méfaits : comme tous ces opéras au sous-texte acide, écrits avec malice pour éviter la censure). Tout est bien qui finit bien, jusqu'à ce que la mise en scène se fige à nouveau dans l'immobilité. L'ouvrier retourne parmi le public, le peuple, refaisant son chemin en sens inverse. L'épais rideau retombe.
Il est bien court le temps des cerises (contrairement à l'ovation pour ce spectacle qui en mérite chaque décibel).
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