Le Journal d’un disparu de Janáček : l'Opéra de Lyon au TNP de Villeurbanne
En mai 1916, le quotidien tchèque Lidovénoviny (Le Quotidien du peuple) publie 23 courts poèmes anonymes intitulés De la plume d’un paysan autodidacte. Ils évoquent l’amour d’un fils de paysan, Janiček, pour une fille tsigane, Zefka. Il est alors confronté au terrible choix entre respecter ses obligations familiales ou tout abandonner pour une étrangère. Écrits en dialecte de la région valaque, ces poèmes ne manquent pas d’attirer l’attention d’un collaborateur et lecteur assidu du journal, le pédagogue et compositeur Leoš Janáček (1854-1928). Un peu plus d’un an plus tard, celui-ci ne peut aussi s’empêcher de faire le rapprochement entre l’histoire de ce jeune paysan et sa récente rencontre avec la jeune Kamila Stösslová. Tous deux sont mariés, leurs vies sont très différentes et leur différence d’âge est grande (37 ans). Pourtant, ce fut le début de onze années de correspondances et une inspiration profonde pour un cycle de chants pour ténor, contralto, trois voix de femmes et piano : Le Journal d’un disparu. Achevé en 1919, il est créé en 1921 à Brno (République Tchèque) et dans une version scénique en 1926.
La version scénique de ce soir, principalement produite par le théâtre flamand Muziektheater Transparent, est confiée à la compagnie théâtrale néerlandaise Toneelgroep Amsterdam, dirigée par Ivo van Hove et assistée par la dramaturge Krystian Lada. Leur travail est le fruit d’une lecture attentive de l’importante correspondance entre Leošet Kamila, pour mieux comprendre l’œuvre musicale et ainsi l’interpréter scéniquement. Le rythme particulier de chaque chant et leur place dans le cycle, ainsi que ces personnages insaisissables, souffrant de la solitude, de la frustration et de l’absence, leur rappellent la patte du scénariste italien Michelangelo Antonioni (1912-2007). C’est pourquoi la photographie et le film sont des éléments omniprésents du traitement scénique : le décor est un studio occupé en grande partie par un atelier de photographie et dont le mobilier vintage est presque dissimulé par une multitude d’accessoires de la vie quotidienne — inutiles dans l’action scénique. C’est aussi le cas du piano, partie intégrante de ce mobilier. Il faut remarquer les effets de lumières intéressants de Jan Versweyveld, bien que leurs justifications restent parfois méconnues.
L’ambiguïté entre le personnage de Janiček et du compositeur Janáček est évidente, particulièrement lorsqu’à la toute fin, le personnage lit des extraits de lettres adressées à Kamila avant de les brûler. Il est moins évident de comprendre de suite que ce même protagoniste — qui est dont l’amalgame de deux hommes — est scindé en un acteur et un chanteur : le premier est l’homme du présent qui se remémore son amour impossible via sa version plus jeune, qui est le second. Ce traitement de deux dimensions temporelles simultanées est parfois difficile à saisir pour le spectateur, surtout qu’il n’en est pas question dans la note d’intention distribuée en salle. Sauf peut-être certains, il est certain que seuls les spectateurs curieux ou avertis peuvent comprendre cette subtilité qui a pourtant toute son importance dans cette mise en scène. Le traitement de la femme est aussi un point important : le ténor étant le plus présent dans l’œuvre de Janáček, Ivo van Hove propose un rééquilibre. Déjà, alors que la partition stipule que Zefka ne doit apparaître sur scène avant le chant VII, le metteur en scène la fait entrer la première. La mise en scène de la rencontre, ainsi toute particulière dans un contexte de récital, est donc tout simplement supprimée, remplacée par une sorte de coup de folie d’une collègue de Janáček/Janiček (vraisemblablement photographe), qui ne peut que céder à la tentation.
Toujours dans l’objectif de rééquilibrer le cycle de chants du compositeur tchèque, la compositrice belge Annelies Van Parys a créé spécialement quatre chants, directement inspirés du Journal d’un disparu, où la voix féminine est centrale. Bien que l’écriture des deux compositeurs soit différente l’une de l’autre, les compositions de Van Parys s’intègrent très bien et donnent un éclairage nouveau à certaines actions et paroles, par son traitement des harmonies et du temps. L’effet est parfois même très réussi : le temps semble suspendu comme si le pouls de Janiček ralentissait à la vue et au désir de Zefka.
Si la mise en scène intellectualisée peut être discutée, l’aspect musical, quant à lui, ne déçoit pas. La mezzo-soprano Marie Hamard possède le physique et la voix de la tsigane sensuelle, voire insolente. Face à elle, le ténor Peter Gijsbertsen charme par la chaleur de sa voix. Le comédien Gijs Scholten van Aschat, dont les interventions parlées sont en anglais, est aussi invité par deux fois à chanter : si le placement de voix trahit un peu sa technique, on doit saluer la puissance et la rondeur de sa voix de baryton, ainsi que son oreille de musicien car l’intonation est une grande difficulté de cette partition aux couleurs moraves. Le trio de voix de sopranos constitué de Trees Beckwé, Isabelle Jacques et Lisa Willems, offre de belles couleurs. Placée en coulisses, un peu en retrait du piano, la justesse paraît parfois un rien douteuse et l’attention doit être toujours grande pour être parfaitement ensemble. Enfin, la pianiste Lada Valešová offre un accompagnement assuré et investi. Si sa présence scénique reste discrète, son rôle qui demeure primordial dans le discours musical est très bien assumé.