Hommage à la poésie lyrique courtoise salle Cortot
Le programme, conçu et dirigé par Pierre Hamon, entend montrer la richesse de la poésie lyrique courtoise et des courants musicaux qui la traversent. Éclectique, la première partie du récital invite à un voyage à travers diverses contrées (France, Italie, Angleterre), ainsi qu’à travers différents registres stylistiques : cansos de troubadours — tel le Can vei la lauzeta mover de Bernard de Ventadour —, lais, lamento, pastourelle d’anonymes des XIIIe et XIVe siècles, ou encore la célèbre complainte de prisonnier du roi trouvère Richard Cœur de Lion (Ja nus hom pres). À cela s’ajoute le souffle celtique qui irrigue certains morceaux, évoquant les récits arthuriens ou les histoires de Tristan et rappelant le rôle considérable qu’a joué la « matière de Bretagne » dans l’imaginaire amoureux du Moyen-Âge. Ainsi, sous tous les tons et toutes les formes, il s’agit de raviver la fin’amor (ou « amour parfait ») qui chante la soumission à la Dame de l’amant-poète, ses joies autant que ses peines.
Dès l’ouverture du concert, le public est invité à prendre part à l’assemblée fictive et à se faire « compagnon » du chantre Marc Mauillon, qui en surgissant par l’arrière de la salle enveloppe d’emblée son auditoire d’une voix de velours, lumineuse et gaie ; en descendant les gradins, il entonne joyeusement Companho, farai un vers de Guillaume de Poitiers (« Compagnons, je vais écrire un poème »), avant de rejoindre sur scène ses deux camarades.
Au fil des morceaux, il déploie un timbre plein et puissant, qui sait passer avec souplesse du ténor au baryton, du murmure aux éclats tranchants, de l’intériorisation frissonnante aux fortissimo endiablés, mais toujours avec clarté et une rigueur incisive, sans nulle fioriture et ornementation superflues. Si certaines attaques sur La u Jou fui dedans la mer (Anonyme du XIIIe siècle), chanté quasi a capella, demeurent parfois un peu voilées, avec trop de souffle, il n’en reste pas moins que l’intimité créée avec le public suscite l’émotion et des moments de grâce.
Sobre et élégant, le soliste tient le plus souvent un petit livre sur lequel sont notés les textes qu’il dit et chante, rappelant ainsi que cette musique est surtout littéraire et rhétorique. Mais lorsque, sur le Lai de la pastourelle (Anonyme du XIIIe siècle) qui met en scène une tentative de séduction d’une jeune bergère par un chevalier, il se libère de son opuscule, Marc Mauillon révèle tous ses talents d’acteur et offre une impressionnante performance à la fois gestuelle et vocale. Très expressif, il joue avec ses mains, pointe du doigt, se frappe le cœur, danse insensiblement. Mais mieux encore, en alternant parties narratives et dialogues, il incarne les deux personnages masculin et féminin, en modulant sa voix pour la rendre tantôt grave et virile, tantôt douce et suave.
Tout aussi protéiforme est l’étonnant flûtiste et percussionniste Pierre Hamon. Arrivé sur scène avec un arsenal d’instruments anciens et traditionnels, il en joue successivement sous les yeux ébahis des spectateurs : pas moins de sept flûtes lui offrent de larges possibilités de tessiture et d’expression (flûtes à bec, pipeau, flûte à trois trous, flûtes traversières, double flûte, etc.), mais il recourt aussi à un tambour, à des grelots et à une cornemuse qu’il fait swinguer sur le Lai de la pastourelle, incitant le public à battre du pied la mesure.
Tour à tour énergique et délicate, maniant son archet avec assurance, la vielliste Biffi Vivabiancaluna joue avec nuances de son instrument à la belle résonance et à la sonorité parfois râpeuse et inquiétante, notamment sur le très beau Lamento di Tristano & Rotta (Anonyme du XIVe siècle).
Après cette introduction à la musique médiévale et un court entracte, la seconde partie du récital est consacrée au premier lai lyrique de Guillaume de Machaut, Loyauté que point ne delay, interprété dans son intégralité : soit vingt-cinq stances régulières égrenées sur une quarantaine de minutes. Récit chanté à la première personne, répétitif, monotone et envoûtant, porté par les deux instrumentistes en état de grâce : la très longue tenue de vielle, minimale et dépouillée, met en valeur l’éloquence du chanteur, tandis que la flûte vient ponctuer la longue composition et suspendre la ligne monodique. Dans cette méditation hypnotique et mélancolique, l’amant désespéré ne trouve pas d’apaisement : de strophe en strophe, la tension monte, le sujet « soufrant » et « dolent » se désarticule, se répand en plaintes et en prières contre la cruauté de la Dame, jusqu’à sa mort inéluctable qui sonne aussi l’arrêt de la musique : « car en finissant mon lai, je mets un terme à ma vie ». La voix de Marc Mauillon est toujours contenue, de manière à laisser affleurer l’émotion : peu vibrée, elle reste très naturelle, parfois parlée, soupirée ; parfois prête à exploser sur des crescendo poignants, suggérant des sanglots. Si l’ambitus n’est pas très étendu, les modulations en revanche sont nombreuses et subtiles. Dans cet exercice particulier qu’est le verbe chanté, ce ne sont pas les prouesses vocales qui doivent primer, mais le texte, mis en valeur et allié à une musique introspective qui sonde les profondeurs de l’âme.
Si le soliste évite les ornements dans sa technique vocale, c’est qu’ils sont déjà présents dans le texte et dans cette musique qui s’apparente davantage à un discours ou à une rhétorique procédant de la voix. En effet, précurseur des Grands rhétoriqueurs, Machaut était un maître des schémas rythmiques élaborés, de la virtuosité des rimes couronnées, batelées et équivoques, du tour de force des vers holorimes (entièrement homophones), entendus comme des effets sonores. En somme, il excellait dans l’invention verbale et formelle.
Aussi la richesse musicale de ses œuvres relève-t-elle plus du verbal que de l’instrumentation pure. Et il faut ici saluer l’articulation ciselée du chanteur, son aptitude à appuyer chaque vers avec ferveur, et à rendre l’ancien français audible sinon compréhensible ; et surtout, l’exceptionnel travail sur la diction du parlé médiéval qui a été accompli en amont. Tout est ici rendu avec une extrême acuité (« s » sonores, « r » roulés, diphtongues, triphtongues, accents toniques, mise en relief des syllabes longues ou brèves, etc.) et rien n’est laissé au hasard. Mais c’est moins par fétichisme archaïsant que par souci de montrer en quoi le texte seul, dans la tradition de la Grande Rhétorique, est déjà musique, cadence. En outre, cet effort de prononciation et d’adaptation à un système vocalique et consonantique radicalement différent du français oral actuel permet au chanteur d’explorer son propre appareil phonatoire et de travailler tout un éventail de possibilités vocales inédites, de laisser s’échapper une voix aux multiples couleurs.
Reste que même parfaitement déclamé, le lai de Machaut demeure quelque peu hermétique et s’apprécie davantage avec le programme, qui contient une précieuse transcription complète bilingue. Il permet de comprendre que la musique de cette époque est affaire de lecture autant que d’écoute, elle joint l’intelligible au sensible… Littérature et musique s’enlacent « Tel le chèvrefeuille enlacé / Avec le tendre coudrier », jusqu’à ce qu’ils ne fassent plus qu’un.
Au final, surtout dans cette seconde partie, c’est à plus qu’un récital que les auditeurs-compagnons sont conviés : c’est à une « expérience intérieure » non dénuée d’un certain sens du sacré. L’art poétique et musical de l’amour courtois, porté par trois artistes sublimes, ne peut que susciter une ovation du public. Il est Joie, plaisance et douce nourriture, pour citer le titre de la chanson royale de Machaut qui conclut ce fabuleux voyage.