Piau, Les Siècles et Debussy en belle compagnie impressionnent le Musée d’Orsay
Syrinx, pour flûte seule, introduit le concert comme elle introduisait le 3ème acte de Psyché, pièce de théâtre pour laquelle elle fut conçue. La flûte, pour qui Claude Debussy laissa à la postérité des pages emblématiques, est le fil conducteur de la soirée, étant mise en valeur dans la quasi-totalité des œuvres présentées. Le compositeur l’évoquait « chantant sur l’horizon » et, sous les doigts de Gionata Sgambaro, elle parvient à « contenir tout de suite son émotion ».
Suivent les Chansons de Bilitis : La flûte de Pan, La chevelure et Le tombeau des Naïades, chef-d’œuvre d’intimité qu’interprètent Sandrine Piau, soprano et Jean Sugitani au piano. La formation Les Siècles a pour ambition d’interpréter chaque répertoire sur des instruments historiques appropriés. Le programme précise ainsi que pour ce concert le pianiste joue sur un instrument Gaveau 1907. L’ambitus resserré dans le medium et le grave de la voix, ainsi que l’écriture syllabique de ces trois chansons, permettent une bonne compréhension du texte et transforment l’interprète en une conteuse inspirée. La voix peu puissante de la soprano dans cette partie de la tessiture confère aux mélodies une grande intimité et une certaine fragilité, sans toutefois parvenir à rendre l’ampleur des phrases de La chevelure.
La harpe succède au piano pour les Deux sonnets d’André Caplet, lauréat du Prix de Rome, comme Debussy et apprécié de ce dernier : « Hier, pour la première fois, j’ai entendu deux mélodies d’André Caplet [...]. Ce Caplet est un artiste. Il sait trouver l’atmosphère sonore et, avec une jolie sensibilité, a le sens des proportions ; ce qui est beaucoup plus rare qu’on ne le croit, à notre époque de musique bâclée, ou hermétique comme un bouchon ! » La soprano laisse ainsi émerger une autre voix claire et précise, systématiquement atténuée dans les aigus. Les multiples colorations vocales dues aux nuances de vibrato maintiennent l’intérêt intact, même si parfois la perception du texte est amoindrie.
Un parfum de douce nostalgie se répand alors dans l'Auditorium du Musée d'Orsay, il émane de la Sonate n° 2 pour flûte, alto et harpe en fa majeur de Debussy, conçue en 1915 dans la tourmente de la Première Guerre mondiale. Nostalgie dissipée par les Quatre chants russes (Canard, Chanson pour compter, Le moineau est assis et Chant dissident) d'Igor Stravinsky. La voix y brille dans l’aigu et l’émission accompagnée de mouvements de tête semble aider la soprano à dispenser l’énergie requise de ces chants d’inspiration populaire.
Le choix du programme met ainsi en évidence les liens de Debussy avec différents compositeurs (Stravinsky, Caplet, Delage) et les connexions de ces compositeurs entre eux. Au centre du concert, le Prélude à l'après-midi d'un faune qui réunit tous les instrumentistes dans une interprétation magistrale mais manquant hélas de velouté, offre un hommage aux Ballets Russes (qui chorégraphièrent ce Prélude au Châtelet le 29 mai 1912) mais également à Stravinsky (lui aussi fort lié à cette compagnie de danse), comme l'écrit lui-même Debussy : « Pour moi qui descends l’autre versant de la colline, en gardant toutefois une ardente passion pour la musique, il y a une satisfaction spéciale à constater combien vous avez reculé les bornes permises de l’empire des sons. »
Avant-dernier opus du concert, les Quatre poèmes hindous de Maurice Delage intitulés Madras, Lahore, Bénarès et Jeypour, transcrivent en carnet de voyage quatre villes parcourues par le compositeur lors d’un séjour aux Indes. Si Delage les dédie à Ravel, Schmitt et Stravinsky, il doit sa vocation à Debussy après l’écoute de Pelléas et Mélisande et Stravinsky lui dédia également la première mélodie de ses Trois poésies de la lyrique japonaise. Miniatures musicales, les Quatre poèmes hindous sont le résultat d’un travail sonore spécifique évoquant les mélodies et les rythmes de la musique indienne sans jamais tomber dans un exotisme de mauvais aloi. Il invente le pizzicato-glissando, évoquant la cithare, utilise les sons harmoniques auxquels répondent les beaux aigus piano de la chanteuse et réclame de la voix féminine des vocalises bouche fermée, miroir des sons des cordes jouées avec sourdine. Sandrine Piau, placée devant l’ensemble instrumental, se glisse agilement dans ces sonorités particulières, si bien que ses mouvements intempestifs de tête, quand elle veut intensifier son discours ou vocaliser rapidement, étonnent. Cette œuvre fut créée en 1914 conjointement avec les Trois Poésies de la lyrique japonaise de Stravinsky : avec ces trois haïkus musicaux, le compositeur russe crée un nouveau procédé de scansion, accentuant le texte de façon irrégulière. L’écriture dans l’aigu de la voix est favorable à la soprano, qui semble physiquement mettre beaucoup d’énergie dans la réalisation de cette accentuation particulière.
La dernière pièce du concert, Viens ! une flûte invisible soupire de Caplet, fait doucement et délicieusement dialoguer la flûte, le piano et la voix. Sandrine Piau émet une voix colorée aux graves bien timbrés et sonores, alternant très souplement voix vibrée et voix droite.
L’accueil chaleureux du public suscite un bis : Le Lied d’Ophélie de Chostakovitch pour voix et violoncelle. La soprano, chaudement acclamée, aurait bien fait durer le plaisir… Cependant les instrumentistes la laisseront saluer seule, sans réapparaître sur scène.