Dans le potager féérique du Roi Carotte, à Lille
Créée
à l’Opéra de Lyon en 2015 (retrouvez notre compte-rendu de cette création), la production du Roi Carotte
mise en scène par Laurent Pelly (à retrouver en interview ici) est reprise en ce début d’année à
l’Opéra de Lille, avec une distribution en partie renouvelée. C’est
l’occasion pour le duo formé par Laurent Pelly et Agathe Mélinand
de témoigner une fois encore de leurs affinités avec Offenbach
(après notamment La Belle Hélène
ou La Vie parisienne),
qu’ils abordent avec beaucoup d’humour et d’ingéniosité. Le premier
signe les costumes et la mise en scène, tandis que la seconde a
adapté le livret et proposé une nouvelle version des dialogues. Le
résultat est un spectacle euphorique et enlevé, qui joint les
plaisirs du théâtre à ceux de la musique.
Le Roi Carotte n’est pas la plus connue des œuvres d’Offenbach, et pour cause : créé triomphalement à Paris en 1872, cet opéra-comique spectaculaire de plus de six heures, aux innombrables personnages et changements de décor, n’est plus donné après 1877. Les contraintes économiques semblaient avoir eu raison de lui, jusqu’à ce que l’Opéra de Lyon le programme en 2015 et en confie la mise en scène à Laurent Pelly. On redécouvre alors les aventures de Fridolin XXIV, prince de Krokodyne, qui s’apprête à épouser la princesse Cunégonde pour éponger ses dettes. C’est sans compter l’intervention de la sorcière Coloquinte : ensorcelée, la cour devient un potager royal où règne le monstrueux Roi Carotte, accompagné de ses acolytes végétaux. Aidé du bon génie Robin-Luron, Fridolin part en quête de l’anneau de Salomon pour retrouver son trône. Au terme d’un voyage qui le mène jusqu’à Pompéi, il retrouve son royaume et épouse son véritable amour, Rosée-du-Soir.
Les
multiples défis rencontrés par l’équipe artistique pour monter une
telle œuvre sont relevés avec brio. Les décors conçus par Chantal Thomas permettent de suivre sans peine les personnages dans toutes
leurs déambulations, de la bibliothèque à la salle de bal, de
Krokodyne à Pompéi. À défaut de pouvoir tout décrire, retenons
les livres gigantesques, anciens grimoires d’où peuvent surgir des
personnages, ou le potager d’où émergent des légumes à taille
humaine. On peut aussi mentionner la cage où la pauvre Rosée-du-Soir
est retenue prisonnière et dont la forme annonce celle du
presse-légumes où finira le Roi Carotte, réduit à la condition de
carotte râpée. Les lumières de Joël Adam favorisent les
changements de lieu et d’atmosphère, qu’il s’agisse d’une pénombre
inquiétante dans l’antre de la sorcière ou du soleil poussiéreux
de Pompéi.
Dans cet univers enjoué et coloré, les personnages sont vêtus des très beaux costumes dessinés par Laurent Pelly. La cour de Krokodyne évoque le conte et Cunégonde en particulier aurait toute sa place dans un dessin animé Disney, avec sa robe à large jupon bleu ciel, puis orange carotte (assortie à l’usurpateur). Coloquinte, dans une flamboyante robe verte, les cheveux gris et verts retenus en chignon au-dessus de sa tête, reprend elle aussi les codes du conte, tandis que Robin-Luron est associé à un univers un peu punk, anti-conformiste sans excès. Les légumes, enfin, sont particulièrement réussis. Le répugnant Roi Carotte, avec l’appendice grotesque qui pend entre ses jambes, aurait toute sa place chez Rabelais. La coiffe militaire des radis indique bien leur rôle de soldats. Les navets, quant à eux, à l’étroit dans leur redingote sombre, évoquent le XIXe siècle croqué par Daumier. L’ensemble, aussi drôle que poétique, surprend et enchante tout à la fois.
Mais si les personnages sont si réussis, ils le doivent aussi à leurs interprètes. Yann Beuron offre à Fridolin une présence scénique remarquable, un jeu engagé et une voix de ténor sonore et lumineuse. La qualité de sa projection et son articulation très nette permettent d’entendre et de comprendre aisément tous ses propos, qu’il parle ou qu’il chante. Il apporte aussi avec lui le souvenir d’autres rôles d’Offenbach interprétés dans des mises en scène de Laurent Pelly, dont il est un interprète récurrent (Fritz dans La Grande-Duchesse de Gerolstein, Pâris dans La Belle Hélène, Orphée dans Orphée aux Enfers...). À ses côtés, Héloïse Mas incarne avec beaucoup de talent un Robin-Luron vif et enjoué. La diction est précise et la voix souple et homogène sur toute la tessiture. Avec sa voix claire et ses aigus brillants, la mezzo-soprano fait du bon génie un être de vif-argent. Le Roi Carotte est joué avec un humour désopilant par Christophe Mortagne, dont la voix, jamais trop mélodieuse, parfois (volontairement) éraillée, correspond idéalement au personnage. Le ténor fait de son caractère le contrepoint de Fridolin : aussi désagréable et repoussant que l’autre est badin et plaisant.
Les
deux princesses sont confiées à deux mezzo-sopranos. Albane Carrère
campe une Cunégonde désinvolte et effrontée. Elle fait preuve de
qualités de jeu remarquables, mais sa voix chantée ne porte pas
assez et demeure difficilement audible, en particulier dans les
ensembles. Chloé Briot (récemment nommée aux Victoires de la Musique Classique 2018) confère à Rosée-du-Soir une allure
pétillante et mutine. Son rôle ne lui permet pas de se démarquer
par ses qualités d’actrice, mais chacune de ses interventions est un
plaisir grâce à sa voix flûtée et bien projetée. Les autres
interprètes, dont les apparitions sont moins fréquentes ou plus
discrètes, ne déméritent pas, en particulier Christophe Gay en
Truck et Boris Grappe en Pipertrunck, mais aussi Lydie Pruvot, dont
la voix un peu rauque, parfois crissante, parachève le rôle parlé
de Coloquinte.
Le Chœur de l’Opéra de Lille, dirigé par Yves Parmentier, est très sollicité, aussi bien pour les nombreux personnages secondaires que dans les grands ensembles. Les choristes sont aussi engagés dans le jeu que dans le chant. Même si le texte n’est pas toujours aisé à comprendre sans les surtitres, on ne peut que saluer l’énergie avec laquelle ils investissent le plateau et leurs personnages. On pourrait parfois souhaiter que l’Orchestre de Picardie – Région Hauts-de-France, sous la baguette de Claude Schnitzler, ménage un peu plus les chanteurs, notamment ceux dont la projection est plus faible. Toutefois, l’animation qui règne en fosse contribue certainement à entraîner interprètes et spectateurs dans la danse effrénée d’Offenbach.