La Walkyrie : les dieux sont de retour au Capitole de Toulouse
On dit parfois qu’une vraie soprano wagnérienne n’émerge que deux fois par siècle. Anna Smirnova se dit mezzo, et son parcours est illuminé d’Amneris, d’Eboli et Santuzza, mais aussi dernièrement d’Abigaïlle, et d’Odabella (et elle fera bientôt Turandot à Berlin). Elle est donc une Brünnhilde en pleine éclosion de sa coquille de mezzo dramatique. Le suspense régnait dans la salle, avant la première apparition de La Walkyrie, pour savoir comment elle allait s’acquitter de ce rôle monstre, province des Hochdramatische sopran (grandes sopranos dramatiques).
Et puis elle apparaît, du haut d’un immense escalier — pour entamer ses cris de guerrière, les célèbres Hijotoho avec sa série de contre-ut et contre-si sauvages. Et la salle découvre avec stupéfaction en Anna Smirnova, une Brünnhilde de rêve, d’une voix à la fois solide, lumineuse et sombre, égale du haut en bas, aux graves restés brillants, et aux aigus restés riches. Le son coule en torrents et cascades d’or liquide, mais toujours souple, soutenu sur le coussin de son souffle interminable. Elle est imposante de stature, encore plus imposante en haut de l’escalier, et son costume — une longue robe ou cotte de mailles noire et étincelante, sa crinière flamboyante rouge et ondulée, tout conspire pour que Smirnova s’impose en conquérante absolue de la soirée. Après la violence palpitante des hijotoho, le spectateur découvre au fil de l’opéra ses longues lignes mélodiques, les longs crescendi somptueux, et combien même au plus profond de sa tessiture, même dans les pianissimi les plus tendres, sa voix garde toujours une présence vitale au centre. Le duo de l’acte final avec Wotan « War es so schmählich, was ich verbrach? » est sublime d’un bout à l’autre. Smirnov semble combiner les meilleures qualités des Brünnhilde légendaires du passé, l’opulence d’une Astrid Varnay, et la brillance d’une Birgit Nilsson. Il y a comme une insolence dans sa totale maîtrise de la voix, et une joie qui sied parfaitement à Brünnhilde, la demi-déesse qui défie son père, le Dieu.
Monter un opéra, tout producteur le sait, est un potlatch : toutes les ressources sont données ou brûlées en une nuit, et Wagner sans doute est le potlatch des potlatch. L’orchestre, le décor, les costumes, l’éclairage, et les exigences vocales imposent dans chaque rôle l’artiste du siècle — y compris dans la collection de huit Walkyries nommées. Est-ce peut-être pour cela que cette production magnifique de Nicolas Joël, aux décors d’Ezio Frigerio, aux costumes de Franca Squarciapino, et aux lumières de Vinicio Cheli languissait en souffrance depuis vingt ans ? En tout cas, c’est une chance inouïe que de voir aujourd’hui cette mise en scène de La Walkyrie dans les meilleures conditions, avec les solistes idéaux, ses décors et ses costumes magnifiques et très soigneusement pensés, le tout dans un théâtre accueillant pour la voix. Le Capitole est grand sans être caverneux, sa fosse d’orchestre fut agrandie — creusée sous la scène il y a tout juste vingt ans, à l’occasion de cette même production de La Walkyrie en 1999. Comme le voulait le compositeur et bâtisseur de Bayreuth, un orchestre couvert (ici moitié-couvert) permet d’entendre parfaitement les chanteurs, sans réduire la taille de la phalange. Cet Orchestre national du Capitole fait merveille sous la baguette de Claus Peter Flor. L’ensemble brille dans ses morceaux de bravoure, dont l’ouverture étonnante (fuite de Siegmund dans la forêt), trémolo sur une seule note d’abord dans les basses, gagnant en ampleur et furie avec chaque addition d’instrument, pour un crescendo cataclysmique, ou encore la chevauchée des Walkyries (félicitations aux cuivres), ou le délicat concert de flûtes et harpe pour l’évocation du feu à la toute fin.
Daniela Sindram est une majestueuse Sieglinde, avec une voix ronde, lisse, et une belle projection. Chaque parole est claire dans « Der Männer Sippe », modulée avec la sensibilité propre aux Lieder, rappelant que La Walkyrie semble aussi, par moments, une série de Lieder orchestrés, méritant la plus délicate attention aux nuances. Svelte et souple, elle se déplace avec grâce, et même lorsqu’elle se détourne des spectateurs, son dos, comme celui d’une danseuse, reste encore très éloquent.
Michael König, ténor, dans le rôle de Siegmund offre une interprétation nuancée, passionnée, crédible, parfaitement idiomatique, et toujours à l’aise. Son ténor barytonal, plein de douces couleurs dans Winterstürme, manque pourtant un peu de présence. Dimitry Ivashchenko, dans le rôle de Hunding, est une révélation : c’est une très belle basse au timbre chocolaté très élégant, avec toutes les couleurs sinistres et ténébreuses requises pour le méchant.
La mezzo, Elena Zhidkova, dans le rôle de Fricka, est amusante par son jeu délibérément hystérique et théâtral pour manipuler son menteur de mari. Elle endosse bien l’aspect autoritaire de la déesse furieuse et sa musique anguleuse, avec une voix de stentor sans modulation, frôlant parfois la stridence.
Le Wotan du baryton-basse polonais, Tomasz Konieczny est un pur délice. Sa voix luxuriante, sensible, caressante, enveloppante ne permet aucun ennui durant les longs monologues. Dans ses fureurs tonitruantes, il domine l’orchestre, dans sa douleur il ose jusqu’à la voix étouffée, il est toujours intéressant, et toujours émouvant. Lorsqu’il doit affronter la mort de son fils Siegmund, la perte de sa fille Brünnhilde, il vieillit d’un siècle devant nos yeux, se détruisant, recroquevillé, hagard.
La mise en scène de Nicolas Joël, réalisée par Sandra Pocceschi, est très intelligente, sensible à la musique et ne cherchant pas à la concurrencer, tranquille sans être statique. Elle respecte parfois les didascalies très précises de Wagner, qui demande de lourds regards silencieux, tandis que l’orchestre exprime tout ce que les personnages n’osent pas dire.
Les huit walkyries (Oksana Sekerina, Pilar Vázquez, Daryl Freedman, Sonja Mühleck, Szilvia Vörös, Karin Lovelius, Ekaterina Egorova), sœurs de Brünnhilde sont terrifiantes. La puissance de leurs voix réunies fait trembler les murs. Dans leur armure et leurs heaumes extravagants, elles ramassent en chantant les corps poussiéreux de héros tombés pour les traîner dans les coulisses. Mais elles entassent les trois derniers corps. Cet empilement suffit à en évoquer d’autres, des millions de fois plus terribles, et dont les célèbres images restent encore brûlées sur nos rétines. Il faut d’ailleurs rendre grâce à la discrétion et à la retenue du metteur en scène qui suggère plus qu’il n’impose.
Les décors d'Ezio Frigerio et les costumes de Franca Squarciapino, éclairés par Vinicio Cheli, sont un festin pour les yeux. Le monde naturel des forêts, caves, est remplacé par des structures humaines — un mélange des monuments de pierre et de bronze — (au troisième acte, un arc de triomphe couronné d’immenses et féroces coursiers suggérant les portes de Brandebourg, mais avec beaucoup plus de chevaux) avec des structures d’allure plus moderne, sortes d’échafaudages en fer. Le frêne où Wotan enfonce son glaive magique pour Siegmund est un tronc mort sans branches. Cependant lorsque Sieglinde chante leur amour, dans « Du bist der Lenz », le printemps vient magiquement couronner l’arbre de bourgeons.
Certaines touches du décor sont très musicales, comme la levée dramatique du rideau au début de l’opéra, et sa chute, très lente et gracieuse, synchronisée avec les dernières mesures de la danse du feu à la toute fin. La chute violente de la toile, derrière laquelle chante Brünnhilde, symbolise la déchirure du voile lorsqu’elle décide de rompre avec la volonté de son père, et d'agir de son propre chef. Cette rupture constitue un premier pas vers son bannissement hors du ciel, et sa transformation en femme humaine et libre. Le voile tombé sera ensuite traîné dans les coulisses comme un long serpent noir anéanti par le triomphe d’une Brünnhilde libérée.
Les cinq heures et demie (en comptant les deux entractes de 50 et 55 minutes) s'écoulent bien trop rapidement, et comme à la dernière page d’un livre très envoûtant, la chute finale du rideau apporte une tristesse que tout soit terminé si vite. Ce serait une joie que de revenir un jour pour assister à la suite.