À l’Opéra Bastille : Figaro au service d’un nouveau Comte !
Même si cette production a déjà été vue plusieurs fois (créée à Genève en 2010, elle fut présentée en 2013 à Valence, plusieurs fois à Florence – dont l’été dernier – et est proposée tous les deux ans depuis 2014 à l’Opéra Bastille), le décor conçu par Paolo Fantin pour Damiano Michieletto fait toujours sensation quand le rideau se lève. Le spectateur, immédiatement plongé dans l’ambiance Almodóvarienne d’une ville espagnole bigarrée, ne sait où donner de la tête : le Barracuda, sa devanture violemment éclairée par des néons, ses clients, les passants, la voiture du Comte, la façade de l’immeuble, ses balcons, ses occupants, ses tags, affiches publicitaires et autres boîtiers externes de climatiseurs, tout attire le regard. Et la curiosité du spectateur sera décuplée lorsque, dès l’air de Figaro, le plateau pivotera sur lui-même, dévoilant de façon fort indiscrète, façon La Vie mode d’emploi de Georges Perec, l’intérieur des appartements et la vie trépidante des habitants de cet immeuble. C’est ce qui, à la fois, fait la force et constitue les limites de la mise en scène : c’est peu de dire qu’on ne s’ennuie jamais au cours du spectacle, et lorsque l’agitation scénique est en symbiose avec le tumulte musical que donne à entendre la partition (le finale du premier acte, par exemple), la réussite est totale. En revanche, la multiplicité des points de vue, des figurants, des actions secondaires, dans des scènes qui n’en demandaient pas tant, détournent parfois l’attention du spectateur de l’action principale, voire de la musique… N’importe : en l’état, cette mise en scène, sans faute de goût (à une exception près : il n’est peut-être pas nécessaire que le Comte se malaxe en évoquant ses « intentions » vis-à-vis de Rosine), très cinématographique, qui offre des fondus enchaînés lorsque le plateau tourne et fait circuler le regard du spectateur d’un décor à l’autre sans interruption, qui propose zooms et plans rapprochés lorsque les éclairages mettent en lumière un lieu précis (la chambre de Rosine, l’escalier sur lequel le Comte chante en partie son air final) séduit et continue de se montrer diablement efficace : le public s’amuse, et c’est bien là l’essentiel.
Musicalement, la soirée est plus contrastée. Riccardo Frizza, déjà entendu à Paris lors de la dernière saison dans Lucia di Lammermoor (retrouvez-en notre compte-rendu) et dont la renommée s’est essentiellement construite dans le répertoire italien, dirige l’œuvre efficacement, mais la dynamique sonore est un peu étroite. Certes, nous sommes en 1816 : le Romantisme et son goût pour les ambiances fortement contrastées, dans toutes les formes d’art, n’en est pas même à ses balbutiements, pourtant, certains forte ou fortissimi gagneraient à être plus puissants (dans l’ouverture, ou à la fin de l’air de Basile par exemple), surtout dans un vaisseau aussi vaste que l’Opéra Bastille. Dommage enfin qu’il y ait à plusieurs reprises des décalages entre la fosse et le plateau, heureusement minimes et vite rattrapés.
Les seconds rôles de l’œuvre ont été distribués avec soin : Julie Boulianne rallie les suffrages en Berta, grâce à un chant soigné mais aussi une composition scénique amusante. Plus étonnant encore au regard de la brièveté du rôle de Fiorello : Pietro Di Bianco, avec seulement quelques répliques au début du premier acte, parvient à dessiner une vraie silhouette et capte l’attention grâce à son beau timbre clair mais aussi une vraie présence scénique.
La voix de Massimo Cavalletti, un peu engorgée, est parfois à la peine dans les vocalises du duo avec Rosine (Dunque io son). Le personnage, en revanche, est bien dessiné : Figaro séducteur et roublard, le baryton italien est particulièrement à l’aise dans cette mise en scène pleine de mouvements !
Impeccable, le Basile de Nicolas Testé, et très intéressant le Bartolo proposé par Simone Del Savio : très en voix (et offrant une très belle démonstration de chant syllabique dans A un dottor della mia sorte, pris à un rythme d’enfer !), il dessine du tuteur de Rosine un portrait loin du vieux ronchon irascible et ridicule (sans doute la jeunesse de sa voix et de son physique y sont-ils pour quelque chose), tantôt pitoyable, tantôt inquiétant lorsqu’il peine à maîtriser ses pulsions sexuelles en présence de sa pupille.
Depuis quelques années, Rosine est de nouveau distribuée à des sopranos plutôt qu’aux mezzos attendues. Pourquoi pas, puisque Rossini écrivit lui-même une transposition du rôle pour ce type de voix, lorsque Joséphine Fodor-Mainvielle s’empara du rôle pour une reprise de l’œuvre au Théâtre-Italien en 1819. Mais alors il serait intéressant d’entendre le rare « Ah se è ver », spécialement composé par Rossini pour cette interprète, air que firent redécouvrir Annick Massis (à Vérone, en 2007) puis Sumi Jo (à Liège, en 2011). Olga Kulchynska ne tente pas l’aventure mais qu’importe : on découvre ici une artiste plus que prometteuse (sa carrière, toute récente, a vraiment commencé en 2015). Beauté du timbre, ligne de chant soignée, sens des nuances, vocalises perlées, présence scénique, tout y est. Une artiste à suivre…
Mais c’est surtout Levy Sekgapane que le public attend (et qui nous a accordé une belle interview) : tout auréolé de glorieux premiers prix obtenus lors de prestigieux concours de chants (entre autres : l’International Hans Gabor Belvedere Singing Competition ou le Concours Montserrat Caballé en 2015, le Concours Operalia Plácido Domingo en juillet dernier), il fait ici ses premiers pas sur la scène de l’Opéra de Paris. Il fait montre d’indéniables qualités, à commencer par son plaisir de chanter, son aisance scénique, l’endurance dont il fait preuve (il interprète l’intégralité du rôle jusques et y compris le redoutable Cessa di più resistere…). Sa voix est affectée d’un petit vibratello (vibrato serré), agréable dans le chant piano, un peu moins quand le chant gagne en puissance. La palette de nuances semble limitée, notamment dans le premier air Ecco ridente in cielo où des nuances piano auraient fort à propos poétisé la scène. Lorsqu’elles sont chantées dans la « zone de confort » du chanteur, les vocalises sont précises et impressionnent ; c’est moins le cas lorsque le chanteur gagne le haut de la tessiture et/ou chante forte, et plus d’une fois, dans les virtuosissimes roulades de l’air final, il éprouve quelques problèmes de justesse. Levy Sekgapane n’a-t-il pas le format vocal idoine pour le rôle ? A-t-il été distribué un peu trop tôt en Almaviva ? En tout cas, les réactions du public sont contrastées : pas d’applaudissements pour son premier air ni pour le duo avec Figaro – qui offre pourtant au chanteur une belle occasion de briller –, des applaudissements chaleureux pour son air final (mais sans commune mesure avec le triomphe obtenu par René Barbera le soir du 27 janvier), et, aux ultimes saluts, des applaudissements mêlés à quelques huées – excessives, mais qui disent bien que, pour certains, l’attente a été quelque peu déçue.
Pour ceux qui n’étaient pas présents à cette soirée et qui veulent juger par eux-mêmes de l’art de Levy Sekgapane, deux sessions de rattrapage sont prévues : la première le mardi 13 février, toujours à l’Opéra Bastille. La seconde consiste en une série de représentations du Barbier de Séville, dans la première mise en scène de Damiano Michieletto, à Florence, du 20 au 29 mars prochains – avec cette fois-ci une Rosine mezzo : Cecilia Molinari.