Bach en sept paroles IV : du Châtiment à la Repentance à la Philharmonie de Paris
Le cycle « Bach en sept paroles » est une suite de concerts thématiques conçue par le jeune chef d'orchestre Raphaël Pichon et dont le matériau est presqu’exclusivement composé de cantates de Jean-Sébastien Bach. Chaque épisode offre au public l’occasion d’aborder cet œuvre sous un certain angle. Si les trois premiers épisodes sont consacrés aux « Lumières », au « Passage » et à « L’appel », le quatrième l'est aux « Châtiments ». À cet effet, les cantates BWV 103 Ihr werdet weinen und heulen (Vous pleurerez et vous lamenterez), BWV 105 Herr, gehe nicht ins Gericht (Seigneur, n’entre pas en jugement), BWV 199 Mein Herze schwimmt im Blut (Mon cœur baigne dans le sang), BWV 25 Es ist nichts Gesundes an meinem Leibe (Il n’est rien de sain dans ma chair) de Jean-Sébastien Bach mais également le motet Unser Leben währet siebenzig Jahr (Notre vie dure soixante-dix ans) de Johann Michael Bach composent le programme de la soirée. Le chef convoque, à côté de son Ensemble Pygmalion, un quatuor de solistes : la soprano Sabine Devieilhe (déjà entendue lors de l’ouverture du cycle puis à l'Arsenal de Metz), Benno Schachtner (alto), Reinoud Van Mechelen (ténor) et Manuel Walser (baryton). Chaque concert du cycle « Bach en sept paroles » est l’occasion pour le chef d’inviter un artiste d’un autre domaine dans une optique de dialogue entre les arts. Ce quatrième volet n’échappe pas à la règle, et c’est l’artiste performeuse Marina Abramović qui est conviée.
Ce volet paraît, au premier regard, antithétique par rapport au premier épisode, dans lequel les œuvres proposées étaient d’heureuses célébrations de la joie des fêtes de Pâques et de la Pentecôte. Toutefois, la thématique des « Châtiments » apparaît moins comme un résultat que comme le point de départ d’une pérégrination s’achevant dans la joie, la repentance et la lumière de Dieu. Le chœur introductif de la première cantate est en cela paradigmatique. Introduit par le vers « Vous pleurerez et vous lamenterez, mais le monde se réjouira », il s’achève sur cette parole : « Votre tristesse se transformera en joie ».
L’Ensemble Pygmalion, qui regroupe un chœur et un orchestre d'instruments historiques, montre au fil de la soirée une maîtrise aboutie de son répertoire. Sous les mouvements contrôlés et mesurés de Raphaël Pichon, il fait résonner avec une heureuse justesse le texte de Bach. Le chœur est bien homogène. Après un long forte, un piano attaqué subito n’affaiblit pas son équilibre, mais rend d’autant plus sensible à l’oreille combien il forme un cosmos des plus harmonieux. Sa parole marque le début et la fin de chaque opus (excepté pour la cantate BWV 199) dans un bel instant de communion. Voix du pluriel, il fait accéder le public à des instants magnifiques, notamment lors du choral "Ich habe dich einen kleinen Augenblick verlassen" (« Je t’ai abandonné un instant, ô cher enfant ») dans lequel, par une tranquillité majeure, il rompt avec le tumulte initialement ambiant. L’orchestre est un soutien des plus dynamiques aux voix. Parfois très présent ou au contraire plus discret dans un continuo sommaire, il répond avec grande vivacité aux mouvements du chef. Mention spéciale aux flûtes, particulièrement sollicitées lors de la soirée, comme lors du chœur introductif de la première cantate où des arpèges virtuoses emplissent l'espace.
La contribution visuelle de Marina Abramović se dévoile au début de la deuxième partie. Alors que battent les premières mesures de la cantate Mein Herze schwimmt im Blut (Mon cœur baigne dans le sang), le spectateur découvre une femme de dos, assise sur les genoux, se donnant de vifs coups de fouet. Ces derniers composent un rythme singulier, distinct de celui dessiné par les mouvements de Raphaël Pichon et par les lignes mélodiques de Sabine Devieilhe. Un peu plus tard, c’est un visage grave, silencieux, dont les mains recouvrent progressivement la bouche puis les yeux, qui se présente au public, métaphore apparente d’une souffrance intériorisée.
Dès ses premiers instants sur scène, la soprano Sabine Devieilhe s’empare du matériau sonore et conquiert le public par sa maîtrise vocale. Dans l’aria "Wie zitten und wanken", elle chante par une voix contenue et merveilleusement filée. Cette douceur laisse toutefois la place, lors de vocalises ou d’attaques forte voir fortissimo, à quelque chose de dramatique, de saisissant et de puissant. La diction est bien travaillée, et le sens des nuances est des plus raffinés. Dans la cantate Mein Herze schwimmt im Blut (Mon cœur baigne dans le sang), où la soprano tient 25 minutes durant le rôle de soliste, elle exprime avec une belle authenticité les différents moments du repentir du croyant, de ses lamentations initiales (« Muets soupirs, plaintes silencieuses, vous devez dire mes souffrances ») à la repentance finale (« Profondément incliné et plein de repentir, je me prosterne devant toi, Dieu bien-aimé »).
Dans le récitatif "Du wirst mich nach der Angst auch wiederum erquicken", le contre-ténor de tessiture alto Benno Schachtner, au-dessus du continuo et dialoguant avec la flûte, réalise sans effort d’heureuses lignes mélodiques entre les médiums et les aigus. Les « r » sont bien roulés, et grâce à l’effectif réduit de l'accompagnement, le chanteur peut déployer une grande palette de nuances jusqu’aux notes les plus ténues. Ce dernier point est également perceptible dans le récitatif "Mein Gott, verwirf mich nicht" où le contre-ténor achève sa dernière ligne mélodique sur un pianissimo très raffiné.
Le ténor Reinoud Van Mechelen est peu présent sur le devant de la scène. Il montre toutefois une belle prestance scénique. À cela s’ajoute une voix lyrique et puissamment timbrée. Hormis le cas de certaines vocalises très rapides où la voix s'extraie difficilement du continuo, celle-ci s’élève et se déploie avec aisance dans la salle. Dans l’aria "Erholet euch, betrübte Sinnen", le ténor fait entendre des graves soyeux et d’heureuses nuances. Également soliste pour le récitatif de la cantate BWV 25 "Es ist nichts Gesundes an meinem Leibe" (Il n’est rien de sain dans ma chair), celui-ci incarne avec authenticité le croyant tourmenté.
Remplaçant la basse Thomas E. Bauer, le baryton Manuel Walser s’attaque aux parties vocales les plus graves. Or, celui-ci combine une heureuse gravité avec quelque chose de plus lyrique et de plus moelleux dans les mediums. Très juste, sa voix bien timbrée porte aisément au-dessus de l’orchestre. Dans le récitatif accompagné "Wohl aber dem, der seinen Bürgen Weiss", le baryton montre une belle aisance sur scène, se détachant volontiers du livret et affrontant le regard du public.
Alors que la dernière cantate s’achève dans la joie, les bravi résonnent dans toute la salle. Conquis par la prestation de Sabine Devieilhe, le public l’ovationne particulièrement, sans toutefois manquer de ferveur pour les autres artistes, solistes et instrumentistes qui ont participé à la réussite de cette soirée.
Retrouvez notre compte-rendu du premier et du troisième volet du cycle « Bach en sept paroles » !
L’intégralité du concert est disponible en vidéo ici :