Wonderful Town à Toulon : Bénézech, Bernstein, Broadway
Sa création à Broadway date de 1953. Elle s’appuie sur un livret de Jerome Chodorov et Joseph Fields, inspiré de leur propre pièce à succès My Sister Eileen ainsi que d’un recueil éponyme de nouvelles écrites par Ruth McKenney. Les lyrics sont dus à Betty Comden et Adolph Green. Elle a été éclipsée par le succès international de West Side Story, mais elle est d’autant complexe sur le plan musical, culturel et politique, qu’elle exprime le rapport serré, jusqu’à l’intime, de Bernstein à la ville de New York. L’histoire est celle du singulier « exode rural » de deux sœurs, quittant l’Ohio pour monter à New York, afin de prendre en main leur destin. Se voyant déjà « en haut de l’affiche », de celles qui illuminent justement Broadway, elles accomplissent victorieusement un voyage initiatique semé d’obstacles et de déceptions.
Olivier Bénézech, le metteur en scène, est un habitué de la maison et de sa démarche construite en regard de la valorisation de la comédie musicale américaine. Il en maîtrise les codes et sait les glisser dans ceux de l’opéra, comme lieu et comme genre. Il en connaît les agents spécialisés, pas moins d’une centaine, à même de transposer en France, une esthétique d’usine à rêve, qui, comme Hollywood, s’exporte particulièrement bien à l’international.
Premier défi de cette création française ? Éviter l’écueil du regard rétrospectif inévitable de tous ceux qui connaissent par cœur leur West Side Story. Second défi ? L’inscrire dans une contemporanéité, qui n’est pas celle d’une relecture d’auteur, mais celle que symbolise la ville même de New York, ville-monde soumise au « temps réel », des beatniks devenus Geeks. Il choisit donc de reprendre les codes du genre, eux-mêmes revisités avec fidélité par le cinéma le plus actuel. Le spectateur pense, et est incité à le faire, au film La la land (2017) et ses vertigineux flash mobs : "Oh La la la(nd), c’est magnifique !" Il insiste sur le potentiel sociétal du livret : les rapports de genre, marqués par la domination violente et arbitraire des hommes sur les femmes, notamment en contexte de crise économique. Il insiste in fine sur la vision distanciée, teintée d’ironie, du compositeur, concernant la vision américaine du self made (wo)man.
La scénographie, très opératique, est due à Luc Londiveau. Le cadre immuable est celui de la brique, aujourd’hui post-industrielle et « trumpienne », dans lequel circulent des architectures légères. Le décor est articulé et agrandi par le travail du vidéaste Gilles Papain, qui assemble en permanence des posters animés de la grosse pomme et les motifs de la culture « mainstream » ou « hipster » en Amérique. Les costumes de Frédéric Olivier, entre Village People, hippie chic et hip-hop, accrochent les lumières électriques de Marc-Antoine Vellutini. Le néon est roi, le néon est art, dans une scène conçue comme une installation branchée en permanence. La ville, effectivement, ne dort jamais, en ses quartiers les plus branchés. Les ponctuations chorégraphiques, dues à Johan Nus, mettent corps et voies/voix survoltés en mouvements lascivement alternatifs. La métaphore électrique est filée avec intelligence et cohérence. L’ensemble est frénétique. Tous les espaces sont investis en même temps, comme dans la vraie vie et la vraie ville.
La voix, sonorisée, laisse la possibilité à la dream team de chanteurs, en majorité franco-américaine, de jouer la comédie et de danser. Ruth Sherwood, la sœur intello, est assurée par une Jasmine Roy, à la belle présence et au rassurant métier. Son rôle, acrobatique physiquement et vocalement, est au cœur de cette histoire d’amour d'un nouveau genre (on pense au manuel d’anti-drague du premier acte). L’Eileen Sherwood, sa naïve et ravissante sœur, est un autre rôle complet qu’accomplit avec fraîcheur Rafaëlle Cohen. Maxime de Toledo est un charismatique Robert Baker, chantant l’amour comme pas deux. Son vibrato étrange, surtout au démarrage, se module en un baryton bien chaud qu’il enrobe de ses grands gestes. Wreck a le physique de « broyeur » de Thomas Boutilier, super-héros américain, aussi performant au repassage qu’au football (américain).
Le reste de la troupe réunit des artistes hauts en talents les plus diversifiés : la lecture de leur biographie sur le programme de salle est instructive et réjouissante ! Helen est Dalia Constantin, Violet, Lauren Van Kempen, Mrs Wade Alyssa Landry pour le genre féminin. Quant à l’autre pôle, plus représenté dans ce monde d’hommes, Lonigan est interprété par Franck Lopez, Appopolous par Jacques Verzier, Speedy Valenti par Scott Emerson, Frank Lippencott par Sinan Bertrand, Chick Clark par Julien Salvia.
La direction musicale de la phalange varoise est flamboyante, cool et puissante. Elle est confiée pour la troisième fois, pour ce type de répertoire, au chef d’orchestre, arrangeur et compositeur new-yorkais Larry Blank. Amoureux de la transposition sonore inouïe que Bernstein, comme Gershwin, fait de sa ville natale, il procède, de sa stature et de sa baguette, au malaxage de l’écriture classique, du swing Jazz et des rythmes latinos. Il parvient à emporter un orchestre lesté et donc un peu ralenti et hétérogène en début d’exécution, par la profusion des cuivres et les contrastes rapides de pupitres. Les chœurs, quant à eux, se fondent parfaitement dans la ville.
L’ensemble, depuis la scène jusqu’à la fosse, trouve son assiette sonore et visuelle, et parvient à produire un « nouveau son », une nouvelle bande-son ou bande-passante, au New York de maintenant.