L'Homme armé aux Invalides
"L'Homme armé" est le nom d'un thème musical parmi les plus célèbres qui soient, mis en musique par les plus grands compositeurs depuis la fin du Moyen-Âge et à travers la Renaissance. Aussi mythique que ses origines sont mystérieuses (hommage à Saint Michel, à une taverne de Cambrai ou appel à la Croisade ?), cette mélodie est donc un véritable "leitmotif" culturel, ou plutôt que ce terme wagnérien, il faut parler de cantus firmus : mélodie sur laquelle est basé le travail de la polyphonie.
Le concert propose donc un voyage avec la mélodie omniprésente de l'homme armé, illustrée ici par 20 œuvres composées au XVe siècle par Dufay et Ockeghem, puis Josquin des Prés, Pierre de La Rue et Claude Goudimel au siècle suivant parmi bien d'autres compositeurs. L'auditeur retient et reconnaît ainsi bien vite ce thème qui se répète tout au long du concert, en français comme en latin restitué (prononcé à la française).
Un parcours défendu par la réunion de deux ensembles experts dans ce répertoire : le quintette vocal de l'Ensemble Clément Janequin (qui emprunta, il y a déjà quarante ans, son nom au grand compositeur français du XVIe siècle) est accompagné par l'ensemble sur instruments d'époque Les Sacqueboutiers de Toulouse (du nom de la sacqueboute, ancêtre du trombone).
Les instrumentistes et les chanteurs se passent le thème, présenté dans une multitude de variations mélodiques et rythmiques, en unissons, larges intervalles, en fugues et autres imitations, antécédents et conséquents, rechants et répons. D'autant que les timbres se complètent ou se confortent. L'orgue grinçant offre une pédale aux graves ronds et aux aigus très accrochés. En deux arcs-de-cercle l'un devant l'autre, les chanteurs et les instrumentistes forment en fait des paires : le chanteur basse Renault Delaigue soutient l'harmonie avec le souffle de la doulciane (ancêtre du basson), Vincent Bouchot répond en baryton à la sacqueboute ronde et cuivrée, Hugues Primard est bien dans son rôle de ténor (dans l'étymologie du terme, le teneur de la mélodie qu'est le cantus firmus), le tout contrepointé par le placement un peu perçant qui unit les contre-chants des contre-ténors et le cornet à bouquin.
Parmi les chanteurs, Dominique Visse dirige l'ensemble avec la battue ferme de son crayon à papier et d'une voix placée (bien davantage que l'autre haute-contre, Yann Rolland, qui offre toutefois une belle application, mains jointes, regard inspiré). La voix de Dominique Visse s'échauffant et l'élan des polyphonies aidant, le chef-chanteur ose lancer son organe sans en maîtriser parfaitement les envols. Toutefois, ce qui pourrait paraître pour un défaut de soutien et de contrôle des cordes vocales est en fait une liberté travaillée depuis plusieurs décennies, une démarche construite pour tenter de revenir aux gestes vocaux plus naturels et spontanés de la musique ancienne, avant les techniques savantes du bel canto.
Afin que l'auditoire puisse apprécier les architectures délicates et complexes des polyphonies d'inspiration franco-flamande, le choix a été fait de ne pas donner ce concert dans la Cathédrale Saint-Louis des Invalides qui aurait noyé les lignes. Une idée d'autant plus plaisante, qu'elle permet d'apprécier le grand réfectoire, au plafond boisé et aux murs peints avec des scènes bucoliques racontant la guerre de Hollande. Les voix s'y épanouissent sans se perdre, comme les applaudissements des spectateurs qui sortent en sifflotant le thème entêtant de l'homme armé, mais uniquement après avoir obtenu un bis : La Guerre composée sur la Bataille de Marignan, par Janequin, évidemment.