La chanson élisabéthaine à l’honneur au Théâtre Grévin
Le Théâtre du Musée Grévin, qui ouvre ses portes les dimanches et lundis soirs aux concerts classiques, est l’écrin idéal pour faire réapparaître, comme par magie, une musique oubliée ou méconnue. Et paradoxalement, en ce lieu dédié aux mirages (ou le public est accueilli par des statues de cire et des miroirs), deux illusions se dissipent. Non, la création anglaise de cette époque ne se limite pas à la musique religieuse, à Thomas Tallis, ni aux musiciens du théâtre shakespearien : l’Angleterre sous l’ère élisabéthaine a aussi produit une admirable musique profane à la cour, comme dans les milieux cultivés. Et non, la tristesse (le « sorrow ») n’est pas une émotion négative : la musique élisabéthaine exalte ce sentiment et en affirme la supériorité morale. Sur des extraits du Second Booke of Ayres (1600) de John Dowland, des First & Second Booke of Songs, & Ayres (1601) de Robert Jones et du First Part of Ayres (1605) de Tobias Hume, principalement, l’ensemble musical fait découvrir au public que seule la tristesse procure la vraie joie et qu’elle est spirituellement supérieure au plaisir.
Le consort réduit est constitué de quatre musiciens : une voix aiguë et une voix grave, accompagnées d’un luth et d’une viole de gambe. Durant tout le récital, les artistes restent sobrement disposés sur scène en ligne : les deux chanteurs ne se tiennent pas en avant, mais encadrent les deux instrumentistes, car il s’agit pour Robin Pharo et son ensemble (créé en 2015), d’offrir une « vitrine » à l’art élisabéthain. Aussi les instruments sont-ils fièrement exhibés, et il faut saluer ici le travail de la luthière Judith Kraft, qui a fabriqué une viole de gambe à six cordes (créant une harmonie plus complexe) de type anglais, et celui de Maurice Ottiger qui a fabriqué un luth Renaissance.
Bien pensé et bien construit, le concert s’ouvre sur la chanson « Come Sorrow » de Robert Jones. Les voix puissantes de la mezzo-soprano Anaïs Bertrand et de la basse Nicolas Brooymans dominent les instruments qui les valorisent avec subtilité. Guidés par Sophie Ilbert Decaudaveine, spécialiste de diction lyrique et collaboratrice du Projet, les chanteurs ont une articulation nette et rendent le vieil anglais très distinct. Sur une Pavane de Tobias Hume, la viole de Robin Pharo se révèle particulièrement sonore et émouvante dans les graves. Tout au long du solo, il manie son archet avec retenue et élégance, avant de s’animer soudain sur un rythme vif qui incite à la danse.
Le duo sur « Love wing’d my hopes » de Robert Jones permet ensuite de très beaux jeux sur les voix masculine et féminine, qui se mêlent à merveille comme le chagrin à la joie. On s’enchante du timbre large et vibrant de Nicolas Brooymans, de son souffle long, des sons profonds que fait résonner sa poitrine, tout comme on se délecte de la voix pure et lumineuse de la gracieuse Anaïs Bertrand. Très vif, très enlevé, très applaudi est ensuite le « Fie fie… » de Robert Jones, qui permet notamment à Thibault Roussel de montrer sa dextérité et la grande maîtrise qu’il a de son luth (et plus tard, de sa guitare baroque), instruments dont il joue avec un véritable sens des nuances.
Mises à part quelques brèves interruptions nécessaires au gambiste pour réaccorder sa rebelle (et fragile) viole, les morceaux s’enchaînent avec fluidité. Le public s’imprègne vite de la poésie si particulière qui se dégage de ces chansons : d’une grande finesse et intensité, elle invite à la méditation, loin des polyphonies médiévales et renaissantes qui s’élèvent en architecture vocale et cherchent à mettre l’auditeur en accord avec l’harmonie des sphères. L’effet recherché ici, au contraire, est l’intimité d’une musique qui excite les mouvements de l’âme, la vox personnelle s’alliant au verbe et à la poésie des textes, qui portent aussi en eux une grande charge affective. Si à la Renaissance, la production des passions n’est pas le premier but de la musique, un tournant apparaît ici : la musique devient « pathétique », et le demeurera sans doute jusqu’au romantisme.
Sur un chant de guerre et d’amour de Tobias Hume (« The Souldiers Song »), la basse masculine, projetant des onomatopées épiques et martiales pour imiter le son des trompettes, scandées par la viole, contraste avec le lamento féminin (« What Greater grief »). Le contraste est aussi visible dans l’engagement des corps : tandis que Nicolas Brooymans reste statique, bien campé dans toute sa puissance virile, dégageant une belle présence scénique, Anaïs Bertrand, très expressive, virevolte et fait des gestes désespérés : sa voix, comme emplie de larmes autant que de cris (« Helpe, I do crie ») fait l’aveu de ses souffrances après la perte de l’être aimé. Le très mélodieux « Now what is love » de Jones présente alors un magnifique débat sur l’amour, à deux voix enlacées.
Dans un souci de variété, place est ensuite laissée à un autre compositeur de la Renaissance, Alfonso Ferrabosco II, le seul madrigaliste italien actif en Angleterre à la fin du XVIe siècle. Un nouveau solo permet à Robin Pharo, frottant ses cordes avec entrain et douceur, de faire découvrir au public un extrait des Lessons for 1, 2 & 3 Viols. Quant au morceau très enjoué « Love god is a boy » de Jones, dominé par le luth, il permet à la mezzo de déployer une voix sensuelle et enveloppante, mais non dépourvue d’accents incantatoires, presque angéliques. Et aussi, de donner la pleine mesure de ses talents de comédienne, coquine et mutine. Poursuivant avec le même compositeur, « Did ever man thus love as I » offre une rêverie sur l’amour réciproque : les couplets alternent, chantés tour à tour par la femme et l’homme, puis les deux ensemble. Cette interprétation, bien que d’une extraordinaire douceur, ne manque pas de piquant, notamment lorsque la cantatrice entonne en anglais : « Y a-t-il un homme plus malheureux que moi ? ».
Le programme se clôture avec la très célèbre chanson de John Dowland « Flow my tears » qui allie virtuosité et émotion, notamment dans le sublime unisson final. La chaleur des applaudissements n’aura pas suffi à susciter un bis, mais celui-ci a été avantageusement remplacé, ultime surprise, par une composition libre de Robin Pharo sur un poème d’Apollinaire.
« Come sorrow » ! Justement, pour renouveler l’expérience cathartique, le concert sera diffusé intégralement le 27 mars 2018 à 20h sur France Musique.