À Bastille, Le Barbier è mobile
Damiano Michieletto avait donné une mise en scène marquante de Samson et Dalila à Bastille la saison dernière et il se rendra à Garnier en fin de saison pour son nouveau Don Pasquale de Donizetti (réservations). Son Barbier de Séville, créé à Genève en 2010 a été représenté sur les planches parisiennes en 2014 et 2016. Cela n'empêche pas une partie du public de découvrir avec stupeur les décors de Paolo Fantin en exprimant des soupirs réprobateurs tandis que le rideau dévoile un immeuble tagué, avec des paraboles et du linge pendant aux fenêtres, une affiche publicitaire et le bar à tapas BARRACUDA. Si de véritables protestations résonnent après les éructations sonores d'un personnage aviné, l'assistance rit pourtant de bon cœur lorsque le Comte se cache dans le coffre d'une voiture, derrière une poubelle ou un manteau, puis devant les batailles avec cactus, clé à molette et parapluie. La mise en scène sait aussi impressionner lorsque la façade se met à tourner pour dévoiler un véritable immeuble. À l'image de cet opéra, cette production sait enfin se faire sérieuse et même très grave derrière les rires, notamment lorsque Bartolo fait appel à des maçons pour emmurer Rosine.
Dès l'ouverture, l'Orchestre déploie un tempo très lent, alangui même, qui renforce la richesse des timbres et la chaleur des pianissimi. Cette version ralentie permet alors aux amateurs de profiter des détails dans l'harmonie, notamment des superbes contre-chants. Toutefois, cet alanguissement inhabituel estompe les grands contrastes et le crescendo typiquement rossiniens (d'autant que la nuance ne dépasse pas le mezzo forte) et les musiciens eux-mêmes, déstabilisés, produisent à plusieurs reprises des notes fausses et décalées.
Investi scéniquement, le Chœur prend visiblement plaisir à cette mise en scène, notamment lorsque la serveuse du bar à tapas leur distribue des Schweppes et qu'un personnage les en arrose. Cela étant, si l'enthousiasme n'amoindrit pas leurs qualités vocales, il leur fait oublier de suivre le tempo retenu de la fosse. Pour ces choix, le chef Riccardo Frizza recevra quelques huées lors des saluts.
René Barbera nous avait révélé en interview ne pas être heureux en chantant Rossini. Le Barbier de Séville n'est assurément pas rancunier, lui offrant avec le Comte Almaviva un rôle dans lequel il excelle. Le ténor déploie en particulier une aisance remarquable dans ses montées fulgurantes vers des aigus couverts, amples mais finement pincés. Il conserve la beauté du chant jusque dans les récitatifs et sa puissance jusque dans les vocalises, marquant chaque note comme autant d'appuis sur des marches. Ses qualités percent même à travers la voix pincée et le zozotement qu'il prend pour parachever son déguisement en maître de musique. Sûr de son métier, il décroche un léger sourire juste avant la fin d'une aria, s'accordant une petite pause pour mieux aiguiser le désir du public avant de lui décocher le bel aigu attendu. Même perché sur le toit d'une voiture, son sotto voce (demi-voix adoucie) puis les accents de sa sérénade accompagnent les accords de la guitare puis ses accords fouettés. Seules ses notes intermédiaires dans les phrases descendantes manquent de précision, un détail balayé par un événement remarquable à l'issue de son dernier grand air : alors que la mise en scène demande à l'interprète de s'immobiliser comme une statue dans les bras de sa nouvelle épouse, le public lui offre une si longue salve d'applaudissements que la musique ne reprend pas, jusqu'à ce que le ténor quitte son immobilité pour saluer ces manifestations d'enthousiasme.
En pyjama rose (puis robe noire) et rangers, Olga Kulchynska, sa Rosine, offre une voix riche à ses deux extrémités : chaude en graves, elle déploie des aigus aussi amples que précis, tout en mimant le jeu sur un violoncelle factice. Enthousiasmé par ces qualités, le public l'applaudit au milieu de sa première intervention et lui offre un accueil unanime.
Véritable méchant, décapitant la peluche et arrachant le poster de la pauvre Rosine, le Docteur Bartolo de Simone Del Savio (apprécié en Don Alfonso à Garnier et Massy) déploie une voix riche, tremblant un peu par l'intensité mais conservant la ligne et le caractère. S'il lance ses phrases de manière répétée, son placement sonore reste toujours bien accroché dans le masque.
Massimo Cavalletti présente un Figaro à contrepied de tout caractère buffa, avec une mise dandy en costume blanc-rose-rouge, dans un port noble rehaussé par son menton haut et son regard franc. La rondeur de son articulation sied toutefois au caractère de la partition, d'autant qu'il suit les tempi les plus allègres (qui demeurent certes mesurés dans cette version) durant les airs comme les récitatifs. Toutefois, la production vocale est elle aussi à l'opposé du style : indéniablement sonore, le chant est très appuyé, cravaté (serré en gorge), vrombissant et un peu nasal, d'autant que le large vibrato l'éloigne des notes pivots.
"La Calomnie", air immortel du répertoire d'opéra est comme toujours très attendu. Nicolas Testé (Basile) en illustre le propos, depuis le venticello chuchotant jusqu'aux coups de canon d'une voix rutilante (bien qu'un peu lointaine), tout en distribuant des exemplaires d'un journal qui devrait être "à scandale" mais qui est en fait le véritable et célèbre quotidien espagnol El Pais avec pour fausse Une "Almaviva el feroz escándalo" (le féroce scandale) !
Avec le rôle de Berta, Julie Boulianne (qui sort d'une prestation remarquée en Pinocchio de Boesmans pour ouvrir le Festival d'Aix-en-Provence puis à La Monnaie) offre une véritable prestation de soliste, saluée comme les grands rôles de la soirée grâce à ses mediums arrondis et ses aigus résonnants, même bouche entrouverte.
En Fiorello, Pietro Di Bianco laisse le souvenir d'une voix et d'une présence scénique sûre et sérieuse, malgré sa veste de jogging, son short en jean et ses baskets. Enfin, l'officier d'Olivier Ayault déçoit par une voix extrêmement assourdie et nasale, mais il sait toutefois faire rire le public en arrachant ses propres galons de dépit, face à l'imbroglio de cette commedia dell'arte.
Le spectacle se referme par la traditionnelle lieto fine (fin heureuse). Le couple amoureux part au volant d'une moto (Barbera nous avait confié son plaisir à conduire ces engins) avec, accrochées par des ficelles derrière ce carrosse de jeunes mariés, des canettes de Schweppes : what did you expect?