Only the Sound Remains à l'Opéra de Paris : un Ange passe
Only the Sound Remains : Seul le son doit demeurer pour ces personnages voués à disparaître et dont ne doivent rester que de lointains échos, à cela près que ce titre ne correspond pas à cette production d'opéra qui laisse aussi un souvenir visuel. Complice de toujours de Kaija Saariaho, le metteur en scène Peter Sellars installe au milieu de la scène la paroi d'une grotte rupestre aux 1001 griffures et nuances de gris, une grande paroi carrée (qui sera remplacée dans la seconde partie par une plus grande encore, occupant presque tout l'espace vertical et horizontal de la scène). Il faut d'emblée saluer le travail sur les lumières signé James F. Ingalls, aussi simple qu'efficace, consistant à braquer un puissant projecteur en contre-plongée sur les deux chanteurs, qui dessinent ainsi de longues ombres sur la "Grotte de Lascaux" (l'occasion également de saluer d'ores et déjà la performance des chanteurs qui déploient leurs talents avec constance alors qu'ils sont souvent aveuglés de lumière). Maître de son jeu d'acteur, Sellars fait de ces deux pièces à deux personnages un exercice de style sur les duos des corps qui s'observent, se dominent, s'apprivoisent, s'enlacent, se rapprochent jusqu'aux caresses, aux chatouilles et au baiser dans les deux pièces de théâtre nô japonais aux schémas symétriques : Tsunemasa (« Toujours fort » dans lequel un jeune joueur de luth invoqué par un prêtre revient d'entre les morts) et Hagoromo (« Manteau de plumes », un pêcheur charmé par un ange et une fille-danseuse).
Avec le jeu des lumières, le duo devient même quatuor : les chanteurs se placent de part et d'autre du "mur" de la grotte qui est en fait une toile peinte translucide, laissant voir leurs deux corps mais aussi leurs deux ombres projetées sur le voile, des ombres qui s'agrandissent démesurément, se menacent, se dévorent (tandis que les effets sonores démultiplient les voix en suivant les tailles de ces ombres).
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Only the Sound Remains est certes la seule oeuvre de Saariaho abordée par Philippe Jaroussky, mais le contre-ténor célébré pour ses interprétations du répertoire des castrats dans la musique baroque n'est pas étranger à la musique contemporaine (il a notamment interprété les Sonnets de Louise Labé composés par Marc-André Dalbavie ou le Caravaggio de Suzanne Giraud). Bien sûr, sa tenue immaculée et le rôle d'ange qu'il tient dans la seconde pièce s'harmonisent à la perfection avec sa voix, d'autant qu'il est très à l'aise dans les échelles vocales et des aigus qui filent droit sur un vibrato rapide. Mais Jaroussky va également chercher des mediums, en baissant puis avançant le menton, tout en écarquillant les yeux et exacerbant ses lèvres vers l'extérieur. Ces mouvements rompent toutefois ses lignes en autant d'accents appuyés, repartant sur autant de crescendi en flux et reflux. L'application reste pour autant aussi remarquable que le travail est visible.
Retrouvez notre interview exclusive de Philippe Jaroussky revenant en détail sur ce projet
Le public ne sait pas s'il doit être davantage impressionné en tant qu'auditeur ou spectateur devant la prestation d'exception offerte par Davone Tines : par l'intensité du jeu d'acteur (véritable chaman en transe, transpirant, les yeux exorbités) ou bien par la maîtrise du chanteur qui connaît, comme s'il s'agissait d'un grand opus du répertoire, cette œuvre qu'il a créée à Amsterdam en mars 2016, puis repris en avril 2017 à l'Opéra national de Finlande (la production étant également appelée à se rendre à Madrid et Toronto). La partition déploie ainsi de belles mélodies et l'interprétation est entière. Même la constante surarticulation de Davone Tines passe pour de l'application et de l'incarnation, rendant limpide la prononciation de ce fascinant texte traduit par Ezra Pound et Ernest Fenollosa, tout en campant un personnage hypnotique. Les sons ouverts lentement et longuement plongent par le ralenti des consonnes dans un bain d'harmoniques graves. D'autant que les voix et les instruments sont amplifiés par des microphones et spatialisés à travers le théâtre, y diffusant la finesse des attaques ainsi que de profonds soupirs fantomatiques. La musique est également traitée par ordinateur (principalement avec de l'écho, mais également par des ralentis, accélérés et de la synthèse granulaire).
L'ensemble instrumental de sept musiciens est le premier ambassadeur dans cette rencontre entre les arts et les cultures d'Europe et d'Asie. Les cloches tintent et les percussions claquent dans ce son et ce rythme typiques du théâtre japonais. Elles répondent au Quatuor à cordes (ensemble nommé "Meta4"), dont les timbres renvoient à la musique contemporaine occidentale par l'exploration de jeux percussifs, du spectre suraigu des harmoniques, feulements d'archets, doigts effleurés sur les cordes. Deux instruments offrent une éblouissante passerelle entre ces traditions : d'abord le Kantele, instrument à cordes pincées traditionnel parfait pour cet office car originaire de Finlande (pays à la charnière de l'EurAsie), ensuite la flûte qui est l'instrument frontière dans l'esthétique de Saariaho entre l'instrumental et le vocal (par le souffle). Le voyage se poursuit ainsi toute la soirée durant, sur un voile de textures sonores en cordes et souffles, marqueté par des plectres et mailloches (avec une virtuosité musicale à tous les pupitres). Le plus bel argument (et sans doute le principal) qui puisse être apporté au crédit de cette fosse et de cette partition consiste à souligner combien elle permet aux chanteurs de s'épanouir (autant qu'à la danseuse en voiles de tulle blanc, spectre tournant avec l'assurance d'une grâce sur la seconde moitié du spectacle).
Le quatuor vocal (nommé "Theatre of Voices", spécialisé dans l’interprétation de la musique ancienne et de la musique contemporaine) offre enfin une autre passerelle, entre les instruments et les solistes vocaux, entre la fosse et le plateau. Placés dans cette fosse parmi les instrumentistes, ils leur empruntent des sons filés pour y attribuer des syllabes, comme pour transmettre la musique et la parole vers le plateau. Le lien qu'ils offrent est également symboliste, dans la tradition théâtrale japonaise, en déployant des gestes similaires à ceux du prêtre.
La grande toile se relève dans une infinie lenteur, la toile plus petite descend au fond de la scène, donnant une impression d'éloignement : les personnages quittent la caverne pour aller vers la vérité (et le paradis). La danseuse a transmis ses mouvements anguleux au gracile pêcheur qui finit par s'immobiliser avant un long decrescendo de son et de lumière. Not Only does the sound remain, non seulement le son reste, mais aussi un opera, une œuvre.