Ingénieuse création française du Cercle de craie d’Alexander von Zemlinsky à l’Opéra de Lyon
Reconnu comme un grand chef d’orchestre et un professeur de composition hors pair, Alexander von Zemlinsky est moins connu en tant que compositeur. Bien qu’influencé par de multiples compositeurs (Brahms, Mahler, Wagner et aussi Weill, Hindemith ou Bartók), il sait en créer un langage qui lui est propre, éclectique à l’harmonie dense, sans franchir l’atonalité expérimentée par ses amis de la Seconde école de Vienne, Schoenberg puis Alban Berg (1885-1935).
Le Cercle de craie (Die Kreidekreis) est d’abord une adaptation dramatique d’un drame chinois de Ling Sing-Tao (XIIIe siècle) par Klabund (1890-1928) en 1925. Bertolt Brecht (1898-1956) en fera aussi sa propre version (Le Cercle de craie caucasien – 1945). Cette fable conte la vie misérable d’une jeune femme qui, au dernier moment, se transforme en conte de fées : vendue par sa mère à une « maison de thé » — ou plutôt une maison close —, Tschang-Haitang est séduite par un jeune homme, mais est finalement rachetée par le terrible collecteur des impôts Monsieur Ma, celui qui a poussé son père Tschang à se pendre. Un an plus tard, elle a accouché d’un enfant, ce qui suscite la jalousie de Yü-Pei, la première femme de Monsieur Ma, qui risque alors de perdre son rang. Celle-ci décide avec la complicité de son amant, le vertueux (mais amoureux) magistrat Tchao, d’empoisonner son mari, d’accuser Haitang et de lui voler son enfant. Corrompant facilement le juge et les témoins, Yü-Pei gagne la condamnation à mort de Haitang. C’est là que tombe le deus ex machina qui fait basculer l’opéra du réel à l’utopie : on annonce que l’Empereur est mort et que son héritier le Prince Pao suspend toutes les condamnations pour les étudier lui-même. Après avoir testé la vraie mère de l’enfant (à la manière du jugement de Salomon), et ainsi la meurtrière de Monsieur Ma, le Prince Pao, qui était le jeune homme de la maison close, avoue à Haitang s’être introduit, la nuit même de leur rencontre, dans sa chambre et de l’y avoir aimé alors qu’elle dormait, pensant rêver, et que l’enfant est le sien. Haitang est alors élevée impératrice, son enfant est reconnu héritier, et son révolutionnaire de frère Tschang-Ling gracié.
L’opéra de Zemlinsky est indéniablement influencé par le théâtre brechtien et la musique de Kurt Weill (1900-1950). Le chant, le parler et le mélodrame s’enchaînent, sans discontinuité, théâtre et musique y étant fortement liés. Malgré plusieurs premières parallèles prévues en Allemagne en avril 1933, avec diverses interdictions compliquées des autorités nazies ou autocensures des théâtres, l’œuvre, en trois actes et sept tableaux, est finalement créée en octobre 1933 à Zurich. Alors que beaucoup pensaient les rumeurs du régime nazi exagérées et peu probables, Zemlinsky montre dans cette œuvre sa grande clairvoyance quant à la situation de son pays et de son époque, où injustices, corruption et arbitraire ne cesseront d’être plus violentes.
La justice (voire les justices) étant une thématique forte de cette œuvre, le metteur en scène Richard Brunel semble un choix évident pour diriger la scénographie de ces représentations, assisté de la dramaturge Catherine Ailloud-Nicolas. C’est en grande cohérence avec l’œuvre musicale qu’il imagine la mise en espace : aucun effet n’est recherché, juste une mise en lumières de situations et des personnages. Les décors et les mobiliers d’Anouk Dell’Aiera sont blancs, d’un aspect atemporel, laissant ainsi les lumières de Christian Pinaud colorer la scène, sans extravagances inutilement spectaculaires. Il faut saluer l’ingéniosité des décors, qui évoluent en quelques secondes et même pendant l’action, avec notamment un immense centre de plateau rotatif. Sauf l’inévitable « cercle de craie », représentation du destin — qu’il soit spirituel, clandestin, légal ou imposé arbitrairement —, Richard Brunel affirme l’absence totale de symbolique dans sa mise en scène. Pourtant, le spectateur peut remarquer la quasi-omniprésence des rideaux de tulle blanc qui cachent ou dévoilent, par transparence ou lorsque les personnages qui les tirent dans un sens ou un autre, selon leur bon vouloir ou leur devoir. Étrangement, ces rideaux sont moins présents dans la seconde partie (acte III), plus onirique, où la Justice semble enfin briller sans intermédiaire hypocrite et/ou corrompu. La musique elle-même semble y être plus libre et plus expressive. Toutefois, très brièvement au tout dernier accord de l’orchestre, Richard Brunel fait entrevoir la salle de mise à mort avec le corps de Haitang que l’on recouvre. Le deus ex machina est-il vraiment réel ou n’était-ce qu’un rêve utopique d’une vérité dévoilée et triomphante ? Une ambiguïté finale qui est semble-t-il chère au metteur en scène.
Pour interpréter cette œuvre difficile, le plateau vocal est ici sans faille. Tschang-Haitang de Ilse Eerens est interprétée avec la personnalité brisée, mais forte d’une jeune mère infortune. La maîtrise de sa voix lui permet un parlé sûr, bien qu'elle soit plus présente dans le chant, au souffle parfois mis à mal, mais toujours bien mené. C’est dans la deuxième partie qu’elle fait entendre des airs particulièrement touchants, telle la plainte de la mère « Himmlisches Licht, du hast dich ganz vermummt » (Lumière céleste, tu as complètement disparu – acte III, tableau 5). Lors des saluts, le public sait applaudir la soprano belge à la hauteur de sa prestation.
Le baryton Lauri Vasar, annoncé souffrant, mais néanmoins à son poste, interprète avec son expressivité engagée le rôle de l’impulsif et turbulent Tschang-Ling. Le timbre sombre de Martin Winkler sied très bien à son personnage, Monsieur Ma, qui d’abord terrible et autoritaire se transforme en un homme aimant et compréhensif. Ses phrasés sont toujours expressifs et sincères, d’où toutefois quelques difficultés pour les musiciens à le suivre, sans non plus de décalages gênants. La soprano Nicola Beller Carbone est tout simplement parfaite dans son rôle de Yü-Pei, avec élégance et dédain, ainsi qu'une voix incisive, tout comme sa diction. Le Prince Pao est interprété en une prestance chaleureuse par le ténor Stephan Rügamer.
La direction musicale est confiée au chef allemand Lothar Koenigs, toujours excellent dans le répertoire post-romantique. Très attentif à l’action scénique et aux chanteurs, il soigne les couleurs et les équilibres — sauf peut-être le procès de l’acte III, où l’orchestre prend un peu trop le dessus sur les voix parlées. L’orchestre de l’Opéra de Lyon peut se faire entendre aussi sec et violent que des coups de poignard puis consolateur (acte II, tableau 3), ou majestueux et impressionnant à l’entrée du Prince Pao maintenant Empereur (acte III, tableau 7).
Si Richard Brunel confesse lui-même que « l’absence cruelle de la justice telle que [le spectateur] la connaît » n’est plus d’actualité pour notre société, où la peine de mort n’est plus appliquée, le débat des justices est pourtant toujours brûlant, même à travers un regard porté depuis les années 1930. Pourtant, Le Cercle de craie d’Alexander von Zemlinsky, dont l’Opéra de Lyon offre la création française, est une œuvre dont la lecture contemporaine ne semble pas en décalage avec le regard d’un spectateur du XXIe siècle, notamment grâce à l’ingéniosité et à l’atemporalité de la scénographie de Richard Brunel.