Les Noces de Figaro à l’Opéra de Nice, ou le mariage de l’ombre et de la lumière
Côté visuel, l'équipe est quasiment la même que celle du Carmen donné in loco en 2017. Daniel Benoin, actuel Directeur de la scène Anthéa théâtre d’Antibes, signe la mise en scène. Il s’attache à en travailler la complexité temporelle en faisant de la représentation, le souvenir d’un vieux chérubin, revenu cinquante ans après sur les lieux, et qui n’est autre que le claveciniste chargé d’accompagner les récitatifs, seul personnage réel et permanent du spectacle. Cela permet, avec l’unité de lieu et de décor, d’éviter les deux écueils du réalisme trop obéissant et de la relecture trop décalée, pour mieux montrer la permanence des logiques sociales en deçà des changements. Il propulse Chérubin jeune dans le rêve lucide de son souvenir et lance l’action depuis le clavier. D’où peut-être l’impression de décalage d’un accompagnement orchestral, en léger retard sur le présent scénique dont il ne serait que l’ombre fidèle.
Les décors de Jean-Pierre Laporte structurent la scène en deux espaces-temps, celui, extérieur de la vie réelle et nouvelle, et celui intérieure, du souvenir et de l’enfermement. Un cadrage oblique du château d’Aguas Frescas permet au mur droit de la scène, aux grands volets ouverts ou repliés, de faire entrer la lumière du jour comme l’ombre de la nuit. Il est éventré en ses étages élevés, nobles, superstructures d’un monde révolu qui s’effondre, alors que le rez-de-chaussée est horizontalité restée vivante par la lumière du jardin, champ de blé, de pâture pour les taureaux, orangeraie d’agrément. Les fondements demeurent : révolution politique n’est pas révolution des mœurs.
La galanterie n’est pas le rococo et la référence picturale puise dans l’évanescence précise d’un Watteau et le réalisme allusif d’un Greuze (la cruche cassée est ici épingle perdue par Marcelline). L’atmosphère est rendue laiteuse, diaphane, par la lumière, naturelle ou stylisée, et la monochromie pastelle des costumes de Nathalie Bérard-Benoin. Seule la muleta apporte son écarlate, chiffon rouge du drame, agité comme un épouvantail (envers de la robe de mariée), et qui ne serait autre que le « droit de cuissage ». La couleur a été mangée par le temps, comme elle l’est par le soleil, quand les volets restent ouverts les jours d’été. La lumière n’est pas là pour scander chronologiquement la folle journée, mais pour éclairer, justement, les états psychologiques et moraux des personnages, au Zénith comme au Nadir.
Le travail du vidéaste Paulo Corréia assure la médiation visuelle de l’ensemble architectural : cernes fantomatiques à la Tintoret, vagues et ondes oniriques, rêves projetés en fondus enchaînés : il restitue la mémoire des murs, les souvenirs des événements sur les paupières fermées des volets du château. Il reconstruit et met en mouvement le souvenir de cette folle journée et son régime synesthésique dans le cerveau du vieux continuiste.
Le tactile règne sur les sens, la poésie se fait sensorielle, pour mieux inviter les gestes libertins, suggestifs, à trousser chemises et jupons. Les jeux de scène sont irrésistibles : jeu avec les drapés du lit à baldaquin, personnage central et muet, métonymique de l’action et mis sens dessus dessous ; jeu avec les têtes à perruques, juchant le sol, comme bientôt celles des aristocrates ; jeu avec le clavecin, instrument de toutes les époques et de tous les terrains, investi par les personnages à part égale avec le claveciniste, comme un meuble du quotidien.
Figaro est la basse italienne, rompue au répertoire baroque, Luigi De Donato. Cette approche lui permet d’inscrire son personnage des Lumières dans la veine des comédies de Molière. Sa faconde dynamique et insolente est canalisée par un physique imposant, rassurant, d’un Masetto qui aurait été rusé. Son jeu d’acteur est naturel, tout en rondeur, ses graves sont aisés et moelleux, ses récitatifs intensément chantés. Il est l'un des patrons de la scène.
Suzanne, sa fiancée, est confiée à la soprano franco-italienne Valérie Condoluci. Le couple est réuni par une même aisance de jeu, entre ruse, malice et pureté de cœur. Le timbre adopte le registre intime de la mélodie et ses nuances infimes, peut-être trop pour l’énergie détonante de la pièce. La douceur des pianissimi est là, mais au détriment de ce qui donne forme et couleur au spectre sonore.
La Comtesse, sa maîtresse, apparaît subrepticement, délicatement, en la soprano italienne Veronica Granatiero : « O mi rendi il mio tesoro, O mi lasci almen morir ». Elle fait briller son timbre translucide par la mélancolie depuis la porte entrebâillée contre laquelle elle se retient, dans un rai interstitiel de lumière. Le timbre est chargé d’émotion, rendant palpable le drame de l’abandon et de l’humiliation. Les aigus sont lumineux, avec ce que la lumière peut avoir de pénétrant. Les reprises pianissimi dans l’aigu sont creusées dans le silence intérieur de l’artiste.
Le Chérubin, page du Comte, rôle travesti, de la mezzo-soprano d’origine bulgare Svetlina Stoyanova (lauréate du concours Neue Stimmen 2017) est bien ce jeune papillon amoureux d’un féminin qu’il poursuit en tout lieu. Le timbre est superbe, à la fois transparent et puissant : il a l’ambivalence requise, troublante. Les modulations dynamiques sont subtiles et le vibrato d’airain. Le personnage virevolte dans tout l’espace scénique, en Cupidon que les femmes, lasses des vieux barbons, s’échangent à la faveur de la musique.
Barbarina est ici la soprano très stylée, d’origine niçoise également, Virginie Maraskin. Elle donne à la miraculeuse insertion de son air, une nostalgie presque poignante, à propos de la perte d’un objet futile mais perçant : l’épingle de la Comtesse.
Du côté des « anciens », le Comte Almaviva est joué et chanté par le baryton d’origine niçoise, Jean-Luc Ballestra. Sa prestance d’aristocrate, portant beau, est à l’égal d’une voix virilement projetée de prédateur, de braise dure et brûlante, moins ridicule que menaçante. Il apparaît toujours, en mâle dominant, depuis le haut d’un escalier d’apparat, en despote uniquement préoccupé de son honneur et de ses démons.
La mezzo-soprano d’origine niçoise, Karine Ohanyan, donne à Marcellina, la gouvernante du château, une dimension troublante d’une tout autre nature, de prétendante couguar devenue maman de Figaro. Ses amplifications fruitées servent toutes ses incarnations, y compris celle de passionaria féministe (« Il capro e la capretta », air parodique inspiré de l’Arioste, dans lequel le mâle est déclaré aimer mieux sa femelle que l’homme sa femme).
Le docteur Bartolo, son compère, est la basse française, également traversée par le souffle baroque, Renaud Delaigue. Le débit baroque serré, bien attaqué et articulé (anticipant légèrement l’orchestre) lui permet d’entonner les registres nobles et triviaux de la vengeance. Son physique, immense, désarticulé, hirsute suit sa voix et range le personnage du côté des morsures de la farce.
Les autres rôles masculins anticipent la légèreté piquante de l’opérette. Don Curzio est campé par Gilles San-Juan. Il sait rendre son timbre volontairement aigre, et jouer un rôle crossover de bouffon muni d’un accessoire : des lunettes de soleil (la lumière, toujours). Basilio bénéficie du timbre de ténor léger de l’italien Frédéric Diquero, tandis qu’ Antonio est puissamment incarné par Guy Bonfiglio, qui dépose dans ses tirades, les salissures des libations et des délations.
La direction orchestrale est assurée par le récent chef titulaire de l’Orchestre Philharmonique de Nice, György G. Ráth. Il se doit de restituer le caractère protéiforme, effervescent jusqu’à l’urgence, de la pièce, annoncé dès les premières secondes de l’ouverture. Sa gestique carrée, ample, l’est peut-être trop pour suivre le tactus si serré de l’œuvre et le rythme haletant du jour. Le résultat sonore de l’ensemble a le ouaté qui convient au souvenir, duquel émerge avec une netteté ambivalente, les figures inverses et inversées, de Chérubin.