Maria de Buenos Aires : l'opéra miniature de Piazzolla danse le tango à Limoges
C’est un grand événement que de pouvoir entendre cette admirable musique dirigée par l'un des plus grands bandonéonistes argentins de nos jours, Marcelo Nisinman. Jouant avec passion, et dirigeant les autres musiciens depuis son bandonéon, Nisinman incarne Astor Piazzolla lui-même, qui lui aussi, lors de la première à Buenos Aires en 1968, jouait du bandonéon en dirigeant l’orchestre.
De même, c’est Daniel Bonilla-Torres qui occupe le rôle joué par le poète lui-même en 1968. Le « duende » (goblin, ou plutôt l’esprit) est le narrateur-récitant et marionnettiste du drame. Debout ou assis à son écritoire dans une flaque de lumière, il est isolé de la scène qu’il l'imagine. La toile derrière lui cache ou révèle l’orchestre de chambre et sert aussi de support aux images projetées. Daniel Bonilla-Torres séduit en restituant la poésie sensuelle et rugueuse de Ferrer : chaque parole pèse son poids d’or, consonnes et voyelles caressées, rythmées, amoureusement sculptées sont offertes comme la parole divine dans une voix grave, incantatoire.
C’est aussi un privilège que d’entendre Luciana Mancini dans le rôle de Maria. Mezzo-soprano chilienne de formation lyrique, ayant chanté des opéras sur les plus grandes scènes du monde, Luciana Mancini revient à ses racines pour adopter la voix du tango qui a bercé son enfance. Svelte, agile, visiblement émue dans tout son corps par l’esprit diabolique du tango, elle resplendit dans « Yo soy Maria de Buenos Aires ». D’une voce di petto (voix de poitrine) somptueuse et solide, extrêmement liée, elle porte la ligne mélodique comme un violoncelle. Elle est encore plus belle dans la magnifique « Lettre aux arbres et cheminées » où elle alterne chant mélodique et déclamation. Dans cette lettre, le compositeur semble faire un clin d’œil à sa période parisienne chez Nadia Boulanger (1887-1979) où il étudia le quatuor à cordes. Il se lève comme un souffle tiré du Quatuor de Ravel, par une montée délicate quasi en gamme par tons, derrière la voix de l’Ombre de Maria.
Ruben Peloni, ténor spécialiste du tango argentin, apparaît dans plusieurs déguisements différents : « El Payador » (musicien itinérant), Gorrion, le Moineau endormi, le fiancé de Maria, un vieux voleur, le premier Psychanalyste. Comme les quatre incarnations du diable dans Les Contes d’Hoffmann, ce Payador est d’une suavité sinistre. Grand et imposant, Peloni joue à la perfection la vedette du tango : sa voix est celle de la tentation fatale, suave, sensuelle, irrésistible, et délicieusement mâle.
Si le mot « opéra » peut évoquer un art où les paroles importeraient peu, où parfois un livret farfelu est au service d’une action linéaire, Maria de Buenos Aires, au contraire, est plutôt un poème avec orchestre. La poésie de Ferrer est souvent déclamée, plus rarement chantée, et un dernier numéro, le « Tangus Dei » alterne chant psalmodié « recto tono » (conservant la même note), et déclamation.
L’Opéra de Houston avait essayé de rendre le texte plus intelligible, lors de la première américaine de 1991, en coupant presque toutes les parties déclamées et en allongeant les chants. Une autre solution possible aurait été de présenter le spectacle en français. Mais le son de l’espagnol parlé donne son rythme au tango : cette langue scandée et accentuée est sa propre musique. La langue espagnole dont Charles-Quint disait qu’il l’employait pour parler à Dieu, est irremplaçable.
Sergio Simón, metteur en espace, cherche à combler les lacunes linguistiques du spectateur en offrant des images projetées sur la toile, derrière laquelle se devine l’orchestre. Elles promènent à travers Buenos Aires, par ses routes, dans de grandes voitures, montrent Maria entrer, prier dans une église. Projetées sur la toile, ces images quasi transparentes prennent un aspect spectral. Une deuxième petite toile suspendue permet de superposer l’image d’une colombe volante par-dessus les images de la ville, durant la première mort de Maria. Lorsque le texte mentionne « un Goya cajonesco », (le Goya cubiste - qui serait une façon de nommer Picasso), des peintures étranges de Goya sont projetées.
"Je sais que, parmi tes voix, secret et arbitraire/le Diable aiguisera tes langues, et que tes sons/sont des cris pris dans l’huile dissolue/qu’un Goya cubiste a peint contre un linceul/avec les larmes de Judas, des putes et des maquereaux". Ces vers, et les projections qui les accompagnent, sont comme une synthèse du spectacle. S’y mêlent le diable et la Crucifixion, les sons et les cris, le péché et les remords, le chant et sa métamorphose en peinture, tous en correspondance, et devenus synonymes.
On comprend que Maria de Buenos Aires soit une œuvre complexe, malgré le titre modeste d’operita que lui donne Piazzolla. Le texte fondateur de Ferrer est touffu, exalté et parfois hermétique, à l’image de la ville. Il est évidemment d’inspiration catholique, et Maria est, d’une certaine façon, la Vierge, qui mourra mais ressuscitera et accouchera d’une fille. Mais c’est aussi une prostituée et le texte de Ferrer est plein de silhouettes violentes, païennes, sorcières, psychanalystes, mages, marionnettes, pétrisseuses de pâtes : des silhouettes oniriques et quasi indéchiffrables. Ainsi Maria est-elle “bénie”, mais également “maudite entre toutes les femmes”. Elle est peuple et sainte, vierge et prostituée, issue de Buenos Aires et l’exaltant en retour. Ce que dit très bien sa chanson, répétant “¡Yo soy Maria de Buenos Aires!”, mais terminant en renversant la formule : “¡De Buenos Aires soy yo!”
Le tango, tel que le revivifie Piazzolla, apparaît donc comme le transmetteur idéal de l’énergie complexe de Buenos Aires. Certes, Piazzolla y promeut le bandonéon, instrument tendre et rugueux, capable de longues méditations comme de spasmes érotiques, rappelant les couples masculins dansant dans les bouges du port, faute de partenaires féminines. Mais il métisse un genre déjà complexe (milongas, valses, mesures de deux à quatre temps) par sa connaissance du jazz, sa fréquentation des orchestres et solistes classiques (Rostropovitch, Martial Solal), et de Bach qui l’obséda enfant par des toccatas, des fugues. Piazzolla qui commença sa carrière à New York, est musicien du monde autant que d’Argentine. L’instrumentarium de son œuvre est à la fois folklorique et classique, latino et européen. Sa partition, accompagnant un texte inventif et déroutant, traduit l’essence du tango argentin contemporain, habité de codes rhétoriques multiples (les pas sont définis avec précision) mais se vivant comme une marche libre dont les protagonistes ne savent où elle mène, puisque chaque figure est par essence inattendue, et que le danseur “traîne” littéralement le corps de la danseuse vers un but que lui-même ignore. le tango lui-même, dans son esthétique chorégraphique, mime le destin de Maria : sensuel, violemment érotique, presque vulgaire pour le bas des corps, hiératique et hautain, presque cérémoniel et comme habité pour les visages.
Peut-être est-ce cette chorégraphie qui manque au spectacle. Touffue, multiforme, volontairement excessive, l’œuvre pourrait dérouter le spectateur non hispanophone, mais elle l’emporte finalement dans son débit torrentiel. Elle donne envie d’y revenir, et d’écouter intensément et à maintes répétitions ce « tango operita » de Piazzolla, qui est d’une immense complexité et surtout d’une immense beauté.