Franco Fagioli à Avignon ou les confluences de l’opéra haendélien
Ce récital, qui se tient dans les effluves boisées des essences de l’Opéra Confluence, bâtiment provisoire, est en co-réalisation avec Musique Baroque en Avignon, sous l’égide de l’association humanitaire Partage dans le monde. Les fonds collectés à l’occasion de cette soirée sont destinés à financer leur prochaine mission itinérante médicale au Népal.
Franco Fagioli est un chanteur-phénomène d’opéra. Son ambitus de trois octaves relève d’une performance d’instrument. Le souffle est long, parfaitement maîtrisé et anticipé. La palette expressive intègre la virtuosité. Les ornementations coulent de source. Le timbre va de l’ébène à la scintillance. Les registres de sa voix, étrangement contrastés, s’enchaînent dans le crépitement précis des vocalises, que surligne encore l’acoustique un peu sèche du théâtre éphémère.
Franco Fagioli est un chanteur-compositeur de récital. Il explore ce qui, dans les différents répertoires écrits pour sa tessiture étendue, est en affinité élective avec son chant, un peu comme, en leur temps, tel compositeur (Porpora) a pu écrire pour tel chanteur (Caffarelli). Ce soir, il puise dans l’œuvre lyrique italo-londonienne d’Haendel, et dans les airs écrits pour quelques grands castrats de la première moitié du 18e siècle, tels Caffarelli encore, Carestini, Endreoni, Nicolini, Senesino… Il compose un récital-opéra, selon un fil, non pas chronologique, mais conducteur d’un livret idéal et mouvant, conducteur également de l’énergie prenante de cette musique. Il offre une scène vivante à son dernier album, paru chez Deutsche Grammophon, tout juste sorti ce 12 janvier. Une douzaine d’extraits (airs et pages instrumentales pour les pauses vocales indispensables) jalonnent une période qui va de 1709 (Rodrigo) à 1740 (Imeneo) et qui puise dans les diverses inspirations propres à l’opéra seria : héroïque, magique ou encore pastoral, selon un principe d’alternance à la fois dynamique et expressive.
La première partie s’ouvre sur l’allegro de la Sinfonia en Sib HWV 338, sorte de jet sonore, préfigurant l’action. Il déplace l’auditeur moderne dans la dense brièveté des formats baroques. Le chanteur surgit depuis les coulisses pendant la ritournelle introductive de l’air du premier acte « Presti omai l’Egitzia terra », extrait de Giulio Cesare (1723), air martial lors duquel le vainqueur de Pompée fait également son entrée victorieuse en Égypte. De cet élément dramatique cohérent semble découler l’emplacement et la posture scéniques du chanteur-chef d’orchestre, qui s’emploie progressivement à diriger son peuple d’instrumentistes. Il tient de la statuaire antique : regard fier et gestique éloquente. Le spectateur retient la perfection ourlée de ses trilles et la couleur ambrée de ses premiers sons de gorge.
L’air suivant, extrait du premier acte d’Imeneo (1740) est le lamento de Tirinto alors que Rosmene vient d’être enlevée. La profondeur d’expression repose sur la longueur de son souffle et le serré de son vibrato. Le chanteur sait terminer ses phrases toujours quelques secondes après les instruments et, ainsi, composer les silences. De même, il sait produire un vibrato particulier, de timbre plus que de puissance, qu’il lui suffit d’à peine agrandir aux dimensions des trilles. Est-ce ainsi qu’il peut s’emparer tour à tour du timbre des différentes familles et registres d’instruments qui l’environnent et en restituer l’essence vocale ?
La gestique statuaire se précise. Le bras droit, tel un archet, est tourné vers l’intérieur, tandis que le bras gauche s’ouvre vers le monde. Ils constituent deux antennes médiatrices. Ils semblent tenir noblement une partenaire de danse contre le corps du chanteur, qui ne serait autre que la musique.
Vient l’« Agitato da fiere tempeste », extrait d’Oreste (1734), air au cours duquel le corps du chanteur, justement, canalise l’énergie décuplée d’un ressac de vocalises aux aigus écumants. Il se doit de les édifier, en architecte. Il tourne son regard, pour plus de lisibilité, vers les différents pupitres. De même qu’il fait commuter l’auditeur, d’extrait en extrait, d’un univers à l’autre, comme si son récital n’était que la cascade d’univers d’une seule et même immense vocalise.
Fagioli revient sur « Cara Sposa, Amante cara » extrait de Rinaldo (1711), douce plainte du héros, dont l’amour a disparu. L’épanchement lyrique donne une autre densité à sa voix : le vibrato n’est plus seulement de couleur, mais également d’expression. Le souffle immerge l’ensemble des musiciens dans une même durée silencieuse, afin d’accomplir une reprise tout en intériorité. Les graves du chanteur se font empreinte capiteuse, musquée.
La première partie s’achève sur un deuxième air de Rinaldo, « Venti, Turbini, prestate », au cours duquel le héros, furieux, est confronté à la furie de la nature. Les vocalises, tenant de la performance, entraînent le corps du chanteur, qui se laisse prendre au jeu d’un imperceptible faux départ. Il commence à danser du bras droit, à oser de menus claquements de doigts, indices de la construction progressive d’une complicité avec l’ensemble instrumental comme avec le public. Son dialogue avec les instruments concertants semble conduire le chanteur à mimer l’articulation d’un son à l’autre, notamment celle des clés du basson solo.
La deuxième partie du concert apporte tout autre chose, tel l’acte suivant d’un opéra en deux actes : une synthèse, une résolution. La musique d’opéra, sans rien perdre de son spectaculaire, se densifie, se simplifie, alors même que Fagioli se laisse prendre, corps et voix, par elle. « Mi lusinga il dolce affetto » extrait d’Alcina (1735) quitte le propos situé d’opéra pour atteindre l’universalité formelle d’un discours d’orateur, soucieux de construire la succession cohérente de chaque strophe. Le chanteur prend toujours davantage possession de l’ensemble instrumental, par une chorégraphie contenue mais irrésistible.
Avec « Sento brillar nel sen », extrait d’Il pastor fido (version de 1734), son balancement se fait plus swingué. Le contre-ténor crépite avec les cordes, les prend à bras le corps, entre tout entier dans un jeu de miroirs et de contrastes dynamiques. Une franche passacaille, extraite de Rodrigo (1707 : opéra écrit en Italie) vient calmer le jeu, faisant dialoguer clairement soli de violon et de violoncelle. Le chanteur se libère plus encore dans l’air suivant, « Scherza infida » extrait d’Ariodante (1735). Le superlatif est atteint, sur les plans expressifs et techniques. De la tension extrême naît une émotion qui n’a plus la douceur de Cara sposa. Le récital construit un drame de plus en plus prenant. La sinfonia instrumentale, tout en élégance, du 3e acte de Serse (1738) introduit la dernière aria « Crude Furie », qui permet au chanteur d’arpenter, furieusement à nouveau, l’intégralité de son échelle vocale.
Le public s’échauffe en même temps que le chanteur, qui, après une deuxième aria de Serse, en bis, participe à la reprise du « Lascia ch’io pianga », extrait de Rinaldo, à son invitation, désormais coutumière.
Quant à l’ensemble Il Pomo d'Oro, du nom d’un opéra des origines de Cesti, il constitue un partenaire constant, complice, convaincu. Sa disposition, composite, semble liée à la texture écrite des pièces qu’elle éclaire ainsi : deux rangées de violons en oblique sur la gauche, la structure du continuo en fond, avec le clavecin flanqué de sa contrebasse, deux violoncelles placés face au public, et la souplesse des interventions des bois, basson et flûte, de part et d’autre. La sonorité d’ensemble est juste, nuancée, vivante, enveloppée par le corps aux inflexions courbes et quasi vocales du premier violon, Zefira Valova. La soirée est une belle démonstration des propriétés conductrices de cette musique baroque en direction d’un public heureux de se laisser prendre dans ses rets les plus libératoires.