My fair Lady à Marseille, entre accent tonique et enjeu de mots
Cette comédie musicale en deux actes écrite par Frederick Loewe (1901-1988), compositeur allemand émigré aux États-Unis en 1924, sur un livret d’Alan Jay Lerner, a été créée en 1956 au Théâtre Mark Hellinger de Broadway, à New York, et n’a jamais cessé d’être jouée depuis. La partition du compositeur exalte et fait scintiller un propos ciselé mot à mot par son librettiste attitré. La musique, airs comme pages d’orchestre, enrobe d’une séductrice suavité un verbe à la modernité particulièrement acerbe, donc inaltérable. Il puise sa matière dramatique dans la mythologie grecque des Métamorphoses d’Ovide, par la relecture de l’irlandais George Bernard Shaw, et son Pygmalion de 1912. Il y est question d’un sculpteur misogyne qui tombe finalement amoureux de sa création, Galathée, modèle modelé idéalement, devenu vivant.
L’histoire se déroule dans les années 1930 à Londres. Un grand professeur de linguistique, misanthrope et misogyne, Henri Higgins, par orgueil, parie avec un de ses collègues, le colonel Pickering, de parvenir à métamorphoser une marchande de fleurs, une fleur de macadam, à l’épais accent cockney, Eliza Doolittle, en une lady au verbe impeccable dont il finira par s’éprendre. L’intrigue, impeccable de cohérence, réalise le basculement propre au genre de la comédie musicale, par lequel le parieur se prend à son propre piège. La critique sociale de l’élitisme et du machisme post-victoriens prend la forme souriante de la fable. La géographie sociale est l’échiquier de savoureux jeux de langages, sinon de langue (notamment celle que tire Eliza à Higgins à la dernière note de l’œuvre).
La mise en scène, précise, réjouissante, est de Jean Liermier, auquel est associée une équipe de collaborateurs de l’Opéra de Lausanne : Jean-Philippe Guilois à la chorégraphie, athlétique, Christophe de la Harpe, aux décors, ajustés, Coralie Sanvoisin aux costumes, d’époque, Jean-Philippe Roy, aux lumières, stylisées. Elle suit le livret à la lettre des dialogues dont il signe également la version française. Il s’agit de faire se succéder, par un travail de montage cinématographique, des scènes à la composition contenue, depuis la galerie de mémoires, allant du roman romantico-gothique jusqu’au glamour hollywoodien, en passant par l’opéra des gueux. Les séquences collectives équilibrent avec bonheur personnages principaux, foule chorale et quatuor chorégraphique. L’essence du vaudeville est là. Certaines scènes sont applaudies pour leur seule ingéniosité visuelle (les chevaux de course à Ascot, les automobiles qui avancent au pas de souffle). Elles compensent, avec une direction d’acteurs toujours naturelle et vivante, les quelques longueurs d’un livret dont la traduction fait peut-être perdre un peu de sa vocalité originelle et qui ne peut rivaliser avec les ressources de l’adaptation cinématographique fastueuse d’un George Cukor.
Le casting de chanteurs-acteurs, ou d’acteurs-chanteurs selon les rôles, est homogène, dans l’une et l’autre performance. Les rôles féminins sont minoritaires, pour surligner la métamorphose d’Eliza Doolittle, petite marchande de prose. Elle prend les traits de la soprano canadienne Marie-Ève Munger, qui se souvient de son québécois natal pour l’occasion. Son chant, un peu addictif dans ce monde d’hommes de parole, fait du bien. Il s’arrête sur la beauté du son, lors de la projection de ses aigus vibrants, charnus, rayonnants. Son chant lui fait du bien, il la libère de cette joute et de ce joug bavards. Elle s’y retrouve et s’y découvre en tant que femme, réelle et rebelle, alors qu’elle est considérée comme une poupée qui parle. La performance de la chanteuse consiste à passer d’une peau scénique et vocale à l’autre, et à évaluer finement l’alter ego que pourrait devenir son mentor.
Cécile Galois est une Mrs Higgins (et Mrs Hopkins) à l’intelligence affective et sociale subtile. Une mention spéciale est à accorder à l’autre femme d’accent, Mrs. Pearce, caricaturalement germanique, que lui prête Jeanne-Marie Lévy.
Le plateau masculin est davantage décliné. Les hommes gravitent autour d’Eliza. François Le Roux interprète un Professeur Higgins, convainquant en ses métamorphoses, dont la plus profonde, n’est pas celle de l’arrogance au désarroi, mais celle de l’avarice à l’ouverture à l’autre. L’argent, étroitement associé au langage, est le signifiant fort du drame. Le décor est à l’image du personnage : hauts murs nus d’une citadelle imprenable. Le chanteur a une belle longueur de souffle et sait faire vibrer ses graves, dans la rudesse comme dans la douceur. L’acteur est froid, élégant, hitchcockien.
Le colonel Hugh Pickering en Jean-François Vinciguerra a des allures et des intonations de Philippe Noiret, homme ambivalent, initiateur d’un pari déshumanisant qu’il s’emploie continuellement à réhumaniser. Sa voix sait se faire ronde ou directe quand il le faut. Le père d’Eliza, Alfred P. Doolittle, est un autre homme-double, jouisseur et lucide, candidat à la métamorphose. Il est assuré et assumé par Philippe Ermelier, au timbre rocailleux, au corps élastique. Le ténor Raphaël Brémard est Freddy Eynsford-Hill (comme il l'était déjà à Toulon la saison dernière), l’immédiat et inconditionnel soupirant d’Eliza. Il est ce crooner léger semblant tout droit sorti des cartons de Broadway. Les trois Cockneys, Jacques Lemaire, Arnaud Delmotte, Jean-Philippe Corre, complètent avec une gouaille sonore et lumineuse la distribution.
La direction musicale est assurée par Bruno Membrey, qui se métamorphose également de chef d’opérette en chef d’opéra. Il s’empare avec gourmandise et entrain d’une palette chromatique fastueuse, aux grands espaces sonores déployés dès l’ouverture, et dont il s’agit d’assurer l’équilibre interne et vis-à-vis du plateau. Le premier équilibre est parfaitement atteint, entre suavité des cordes, vivacité des vents, et opulence des percussions, le second un peu moins, tant les chanteurs, hors élans particulièrement lyriques et vibrants, ne parviennent pas à surmonter les masses sonores.
Humanité double, humanité en métamorphose, légèreté et profondeur, divertissement et critique sociale, objectivité et subjectivité : l’œuvre glisse d’un registre à l’autre sous le regard sonore d’un chœur antique habilement convoqué par le drame et par la mise en scène.