La Carmen spectaculaire du Festival de Brégence 2017
Les immenses cartes battues par les mains d'une gitane titanesque sortent du lac et offrent un spectacle époustouflant aux spectateurs, comme sur le DVD publié par C Major Entertainment. La captation vidéo permet de constater que les effets scéniques, décors et costumes fonctionnent de loin tout en étant subtils dans le détail, de près. Le plateau conçu par le metteur en scène Kasper Holten et la scénographe Es Devlin est massif, mais il fourmille aussi de détails et d'inventivité, dans ses motifs, coins et recoins : les cartes à jouer s'illuminent de motifs dans un effet spectaculaire et des poursuites lumineuses lointaines leur projettent les longues ombres imprimées des personnages sur le plateau.
Dans une esthétique tout à fait harmonieuse avec cette scénographie, les costumes d'Anja Vang Kragh opèrent des choix bien tranchés, aux coupes, couleurs et motifs hispanisant bariolés bien visibles de très loin. Au jaune citron éclatant des soldats répondent les bleus de travail révélant généreusement les chairs des cigarières. La quadrille avant la corrida est une farandole de couleurs et de paillettes, avec un immense feu d'artifice.
Des couples formés d'un danseur et d'une danseuse luttent dans les flots, avec l'énergie de Stomp et Fame, dans une esthétique Bollywood (ce combat est aussi l'annonce de la lutte à mort entre Carmen et Don José).
Ce plateau et ce lieu unique sont exploités par les mille trouvailles ingénieuses d'une mise en scène qui a grandement travaillé son environnement. Les gitans se cachent dans les cavernes marines et les grottes en altitude formées par ces grandes cartes. C'est le long d'une carte que Carmen laisse glisser la fleur, la rose rouge par laquelle elle désigne et charme José. Une rose qui reviendra jusqu'à l'image finale, la fleur flottant comme l'héroïne, noyée.
La première question qui se pose à un mélomane devant un tel spectacle consiste à se demander si la qualité musicale sera à la hauteur du grand show pharaonique. Combien d'opéras sont donnés dans des stades, des arènes avec feux d'artifice et scénographie spectaculaire tandis que la qualité musicale projetée par des colonnes d'amplis est indigne de l'art lyrique. Disons-le d'emblée, l'enregistrement en tout cas de cette Carmen propose un opéra de très bonne facture sonore, notamment grâce à son interprète principale. Bien entendu, dans l'immensité de ce décor naturel en plein air et sans parois, les voix sont amplifiées par microphones. La captation audio-visuelle permet pourtant d'apprécier des chants (et des instruments) de première qualité. Les double-micros ne laissent passer aucun décibel parasite, pas même une bise du vent qui souffle visiblement sur le lac de Constance.
Heureusement, tant la prestation de Gaëlle Arquez en Carmen mérite d'être bien vue et entendue. La présence sensuelle et aussi assurée que la voix de la mezzo-soprano campe immédiatement une belle et puissante Bohémienne. Très à l'aise dans son personnage, elle embrase l'immensité de l'espace par sa présence physique et sonore. Sa prononciation est modèle, comme son incarnation.
À l'inverse, Don José inquiète d'abord énormément. Les premières véritables interventions de Daniel Johansson dans le duo avec Micaëla sont catastrophiques. La voix serre et déraille constamment. José surinvesti lorsqu'il chante se trouve quelque peu désemparé lorsqu'il doit jouer entre ses interventions. Toutefois, il entre de plus en plus dans la peau de son personnage, prend confiance vocalement en couvrant un peu les aigus de son grand air ("La fleur que tu m'avais jetée") et met sa stature de colosse au service de la fin dramatique.
La Micaëla d'Elena Tsallagova ressemble à une Heidi autrichienne, ce qui sied et renforce même la candeur du personnage. Pourtant, la voix est toujours expansive, plus large même que sa nature. Un tel ancrage offre cette qualité, rare pour ce personnage et cette voix souvent allégés, de présenter un contrepoint crédible à Carmen, une opposition même.
Scott Hendricks campe un Escamillo détestable, parfaitement assumé : vulgaire, avec ses postures de cow-boy, il arrose le plateau d'argent et d'une voix fanfaronne.
Le duo des gitanes ne dérobera pas les cœurs. La soprano Frasquita de Jana Baumeister manque absolument d'ancrage et d'articulation, la mezzo-soprano Marion Lebègue étant de fait confrontée en Mercédès à la mission impossible d'offrir de la justesse, de l'ancrage et du français pour deux. Elle y parvient autant que faire se peut et offre la seule prestation intéressante parmi les petits rôles. Le duo des contrebandiers est bien plus homogène et assuré, au point que le Remendado de Simeon Esper et le Dancaïre de Dariusz Perczak affermissent le quatuor avec les gitanes "quand il s'agit de volerie".
Le lieutenant Zuniga a l'improbable accent à la fois suisse et canadien de Sébastien Soulès, mais sa voix est bien projetée et le personnage bien campé, même en temps que chef des citrons. Le brigadier Moralès a le français incompréhensible de Rafael Fingerlos, mais aussi sa voix assurée qui n'a clairement pas besoin du micro pour déployer un caractère d'invétéré séducteur plein de forfanterie.
L'Orchestre Symphonique de Vienne dirigé par Paolo Carignani prend des tempi incroyables, démultipliant les vitesses. Le spectacle commence ainsi par l'une des versions les plus rapides imaginables qui puissent être données d'entendre de l'ouverture.
Les Chœurs Philharmonique de Prague et du Festival de Brégence sont en difficulté avec la langue française mais non pas avec l'intention ou le rythme. Les Chœurs d'enfant de l'école musicale de de Brégence très renforcés par les haut-parleurs offrent leurs légères voix juvéniles et flûtées dans une application très scolaire.
Les partisans de subtilité devront sans doute s'accrocher à leur siège durant certains passages, mais même les spécialistes seront emportés par de nombreux moments et cette nouvelle production rappelle que l'Opéra sait aussi être un grand spectacle pour tous.