La Bohème dans l'espace, nouvel équipage, nouveau scandale
Nouvel épisode dans la querelle des anciens et des modernes, il n'aura fallu attendre que le premier lever de rideau pour entendre des rires moqueurs fusant dans le public et le second lever de rideau pour que surgisse la première saillie : "Arrêtez ça, c'est insupportable ! Nom de Dieu !", à laquelle répond la version vulgaire d'une invitation à fermer sa bouche. La soirée sera ensuite émaillée de ces incidents, "et ça recommence, quel crétin ce metteur en scène" parmi d'autres noms d'oiseaux et même une longue tirade sur le "droit légitime de siffler et de conspuer, qui s'achète avec le prix du billet" !
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À comparer avec la précédente mise en scène de La Bohème donnée à Bastille pendant 20 ans (1995-2014) et signée Jonathan Miller :
La mise en scène de Claus Guth prend certes le parti-pris de présenter La Bohème en space-opéra, avec des astronautes perdus et condamnés, errant dans le vide intersidéral avant d'accoster sur une planète lunaire (incroyables décors signés Étienne Pluss et réalisés par les artistes de la maison parisienne) et revoyant leur vie de Bohème dans un souvenir halluciné. Mais ce principe colle au texte de l'œuvre en bien des points, tant dans sa lettre que son esprit. Si les épisodes de la vie de Bohème deviennent des fictions imaginées par l'équipage, le texte Scènes de la vie de bohème écrit par Henry Murger et qui a inspiré cet opéra de Puccini était lui-même une fiction réinventant déjà d'anciens clichés à l'époque de la parution du livre, en 1851. La mise en scène sait aussi donner une poésie nouvelle au texte : ce sont des aurores boréales et supernovas qui illustrent les épisodes du roman jeté au feu (le poêle autour duquel se joue la survie des artistes maudits devient un réservoir de kérosène, aussi utile à la survie d'un voyageur). Même, certains des mots du livret auront rarement pris autant de sens, ainsi Rodolfo à Mimì : "En toi je retrouve le rêve que je voudrais toujours rêver" et plus tard la réponse de l'amoureuse : "Je resterai près de vous." "Idée audacieuse" déclarent les personnages. Assurément : une idée qui donne même un sens nouveau à certains passages. Le fait que la rencontre entre les deux amoureux soit un flash-back, un souvenir, explique que Rodolfo se remémore cet épisode en accéléré et rend donc moins incroyables les grandes déclarations d'amour quelques minutes à peine après s'être rencontré, le temps d'allumer une bougie et de chercher une clé.
Cette représentation du 23 décembre 2017 devait marquer les débuts de Nicole Car à Bastille, ce ne furent même pas ses débuts dans cette production, ceci pour deux raisons, qui sont toutes deux des annulations de Sonya Yoncheva. La superstar bulgare déclarait en effet, en février dernier, que le rôle de Tatiana ne lui "convenait artistiquement plus", offrant à Nicole Car une grande réussite pour ses débuts parisiens (dont le compte-rendu est ici). Nicole Car qui devait ensuite alterner avec Sonya Yoncheva dans cette production de La Bohème mais cette dernière s'est retirée suite à la première (la seule qu'elle aura donc chantée, nous y étions).
Mimì devenue un fantôme fait courir le risque à l'interprète de paraître désincarnée et lui soumet de fait l'immense défi d'arriver à émouvoir le public alors qu'elle est déjà morte. Certes, mais Nicole Car transforme ce spectre en une apparition radieuse. Le plus bel hommage qui puisse -et qui doive- être rendu à cette interprétation consiste à témoigner ô combien la voix de Nicole Car rend la douleur et la faiblesse de Mimì, par des moyens lyriques et délicats. Une voix qui se construit sur la caresse de ses mediums, toujours parfaitement audibles, même au seuil du murmure. Puisqu'il faut bien un défaut à cette jeune chanteuse, elle déploie son aigu dans une trop large sinusoïde (trop ample en notes, en durée et trop homogène) mais, certainement consciente de ce point à corriger, elle sait déjà l'affiner vers le grave ou l'aigu en fin de phrase.
Benjamin Bernheim (qui nous détaillait notamment son approche de Rodolfo dans cette production) est d'une merveilleuse douceur, d'autant qu'il sait la conserver et la déployer depuis le mezzo piano quasi parlando jusqu'au forte couvert par une technique déjà affermie. La subtilité se retrouve également dans son jeu d'acteur et ses tenues de ligne : pleinement sûr de son rythme et de sa justesse, il peut vivre dans la ligne vocale, s'y baigner comme dans l'espace, en un naturel parlé qui dialogue avec l'orchestre.
Aida Garifullina était une merveilleuse Fille de neige sur ces mêmes planches au Printemps dernier. Sa pureté floconneuse se mute en un caractère hautain, froid comme la glace, qui correspond à merveille au personnage de Musetta, d'autant que la voix radieuse fait fondre les cœurs, vibrant à la cadence de son vibrato mordoré et de son effeuillage sensuel.
Artur Ruciński offre au rôle de Marcello la noblesse certaine de ses graves arrondis, sachant également monter avec énergie vers un aigu soutenu et couvert. Le baryton fend aisément la fosse et conquiert l'amour de Musetta en parachevant l'ensemble qui répond à son merveilleux solo. Aux accents de ce peintre répondent ceux du philosophe Colline : Roberto Tagliavini qui convoque certes un soubassement très grave, presque ronflant, mais dont le chanteur assume le registre et les notes les plus basses, soulevant les applaudissements avec le tendre désespoir déployé dans son grand air du manteau. Le compositeur Schaunard (Andrei Jilihovschi) est peu sonore, il reste toutefois plus audible que le personnage de Benoît dont nous vous expliquions dans le précédent compte-rendu, pourquoi il reste inaudible.
Manuel López-Gómez dirige la fosse avec précision et clarté, certes sans les élans de son maître Gustavo Dudamel, dont il a repris la baguette sur cette production. L'Orchestre de l'Opéra National de Paris est donc aussi émouvant et beau que peuvent l'être d'excellents musiciens lorsqu'ils exécutent exactement la partition de Puccini. Toute autre musique du côté des Chœurs, qui ont habitué l'auditoire parisien à de remarquables prestations, mais, hélas, également à des décalages rythmiques. Décalages qui auront rarement été aussi flagrants que ce soir. Comme si le vaisseau spatial les avait déposés sur une autre planète que celle de l'orchestre.
Ce voyage aura paradoxalement été aussi tumultueux sur la terre ferme du public que somptueux sur la planète inhospitalière avec les musiciens. Le trajet et le drame s'achèvent, non plus sur la mort de Mimì mais sur celle de Rodolfo, arrivé au bout de ses réserves en oxygène. Pourtant, dans l'espace, l'univers entier l'entendra crier Mimì ! Mimì !