Ardent mariage de la virtuosité et de l’absurde avec La Cenerentola de Rossini à Lyon
En février 1816, quelques jours seulement après la création du Barbier de Séville, le Teatro Valle de Rome commande à Gioachino Rossini (1792-1868) un nouvel opéra pour ouvrir sa saison suivante. Toutefois, la censure papale oblige l’abandon du livret de Gaetano Rossi, Ninetta alla corte. La direction du théâtre s’adresse alors à Jacopo Ferretti (1784-1852) qui – paraît-il – compose en une nuit le livret de La Cenerentola, ossia la Bontà in trionfo (Cendrillon, ou le Triomphe de la bonté). Le jeune compositeur italien dispose alors de trois semaines pour réaliser la musique. Ce melodramma giocoso en deux actes est créé au Teatro Valle le 25 janvier 1817.
L’histoire est très proche de l’idée que l’on se fait aujourd’hui du conte de Perrault : une jeune fille, à demi-orpheline et esclave des mauvais traitements de sa belle-famille, tombe amoureuse du Prince qui fait tout son possible pour la retrouver et l’épouser. Bien qu’inspiré de deux livrets préexistants, le sujet de cette Cenerentola est riche en allusions sociales et politiques. Déjà, tout aspect merveilleux est rejeté : la marâtre devient parâtre, la bonne fée devient un philosophe ou encore la pantoufle de vair devient un bracelet. Pour agrémenter la comédie et se moquer des excès ridicules et insolents de l’aristocratie, un élément de marivaudage est inséré dans l’intrigue : le prince Don Ramiro échange son costume avec son valet Dandini. Les airs tournant en satire des faits historiques de ce début de XIXe siècle et les abus des pouvoirs sont nombreux. Ces allusions peuvent être subtiles (ou bien évidentes), selon l’époque du spectateur, sauf si elles sont présentées intelligemment.
Intelligente, complexe et accessible à la fois, telle est la mise en scène dirigée par Stefan Herheim, assisté notamment par le dramaturge Alexander Meier-Dörzenbach. Grâce à leur lecture approfondie, les références historiques et politiques de l’œuvre sont préservées tout en apportant une interprétation contemporaine. L’imaginaire du conte de Cendrillon d’un spectateur du XXIe siècle est loin de celui qui l’a découvert il y a deux-cents ans : l’image du conte de Perrault – d’une certaine violence – s’est adoucie, particulièrement par le film animé de Disney (1950). C’est ainsi que Cendrillon n’est au tout début, dès l’accord des musiciens, qu’une agente d’entretien actuelle, en blouse bleue avec son chariot de ménage. Un livre tombant du ciel semble la faire rentrer dans le conte, où elle devient la pauvre fille en haillons puis la belle inconnue à la robe bleue, avant de retrouver sa condition à la toute fin de l’œuvre, comme si tout cela n’avait été qu’un rêve. Le spectateur lui-même est plongé dans ce monde entre histoire et réalité : la scène est encadrée par une immense cheminée, devant laquelle on se blottit l’hiver pour écouter les contes, où crépitent les notes de la musique de Rossini. Pourtant, ce cadre ne limite en rien la scène qui déborde autour de la fosse, les personnages évoluant parfois juste devant les spectateurs, voire même dans la salle.
Tout le long de l’œuvre, le décor évolue presque constamment, très intelligemment conçu pour créer différents lieux et différentes perspectives. Ces effets de perspectives sont particulièrement réussis lors de la mise en place du décor, juste après l’ouverture, où la petite cheminée au fond de la scène semble grandir et se multiplier au point d’encadrer le plateau, ou bien le jeu de cache-cache de Dandini et de Don Ramiro (acte I, scène 11). Autre élément important de la mise en scène : le chœur d’hommes est constitué de Rossinis, parfois ailés, tels des cupidons hilarants qui alimentent et commentent l’histoire. Le baron Don Magnifico, méchant père de la pauvre Cendrillon, semble lui-même être un de ces Rossinis, qui se plaît à jouer un rôle dans son propre opéra. Outre le compositeur, il en est un autre qui se plaît aussi à se croire comédien : le chef d’orchestre Stefano Montanari en personne ! Il intervient déjà après la première rencontre de Cendrillon et de Don Ramiro, alors déguisé en valet (acte I, scène 4), où les deux amoureux, attirés l’un vers l’autre, vont s’embrasser mais soudainement arrêtés par le chef qui crie « Basta ! non è finito ! » (stop, ce n’est pas fini !). C’est au lever de rideau du second acte qu’il étonne encore, apparaissant sur scène en compagnie de Don Magnifico, coiffé d’une perruque, buvant une canette et fumant, avant d’être rudoyé par Clorinde et Tisbé – les filles de Don Magnifico. Redescendant alors dans la fosse il répond « Je suis le chef, je fais ce que je veux ! » pour le plus grand amusement du public.
Outre ses quelques interventions de comédien, Stefano Montanari se montre comme toujours un musicien plein de flammes, peut-être un peu trop parfois où sa direction devance nettement les chanteurs. L’Orchestre de l’Opéra de Lyon est tout simplement parfait, suivant les moindres gestes de son chef, reproduisant toutes ses couleurs et intentions. Saluons notamment son superbe et saisissant pianissimo sur l’entrée de l’inconnue (acte I, scène 14). Son accompagnement est si idéal qu’il se laisse oublier pour profiter pleinement du plateau vocal. Il faut saluer en outre les interventions du chœur d’hommes, tout aussi excellents, à l’homogénéité toujours très soignée.
Le charmant et candide prince Don Ramiro est assuré avec brio par le ténor Cyrille Dubois. Sa projection est bonne, sa voix claire, son phrasé est d’une belle finesse et ses aigus sont lumineux. Son air « Sì, ritrovarla io giuro » (Oui, je jure de la retrouver – acte II, scène 2) est particulièrement réussi, entouré de Rossinis-Cupidons absolument hilarants. Les très chaleureux et mérités applaudissements saluent son intervention, ponctuée par une longue tenue aiguë fort réussie.
Dandini, le valet qui se plaît à jouer le prince, est chanté par le fier et séduisant baryton Nikolay Borchev. Sa voix est belle et généreuse, son jeu d’acteur est aussi bien exécuté, jamais excessif et pourtant toujours expressif. Le rôle très sollicité du père Don Magnifico est interprété par le baryton-basse Renato Girolami, toujours très à l’aise dans ce rôle déjà tenu à Lille la saison dernière, sauf peut-être du côté de son souffle parfois un peu limité, par exemple dans le long air « Sia qualunque delle figlie » (Quelle que soit la fille – acte II, scène 1). Scéniquement, il est ridicule à souhait, vocalement il est aussi très convaincant. Les deux vilaines sœurs Clorinde et Tisbé, respectivement incarnées par la soprano Clara Meloni et la mezzo-soprano Katherine Aitken, avec légèreté, jouent toutes deux de la richesse de leur palette de timbre pour interpréter leur rôle. Le baryton-basse Simone Alberghini interprète le philosophe et mentor du prince, Alidoro, avec sa voix naturellement superbe. Son air « Là del ciel nell’arcano profondo » (Là, dans le profond secret des cieux – acte I, scène 7) est très applaudi.
Enfin, Angelina, connue sous le nom de Cendrillon, est chantée par Michèle Losier. Si sa voix paraît d’abord subir la mise en scène car elle semble manquer en puissance et en diction, elle se montre bien plus convaincante par la suite, particulièrement dans les récitatifs et les duos. Bien que la diction fasse toujours défaut dans les passages rapides, ses aigus perçants sont toujours bien placés. Sa belle intervention finale de la dernière scène de l’acte II fait entendre de belles vocalises.
Si cette mise en scène peut d’abord déstabiliser, elle séduit très vite : toujours mouvante, elle mêle l'illusion du théâtre, la réalité du monde actuel et même celui de la salle de spectacle, ainsi que les effets techniques impressionnants et ceux primitifs franchement ridicules. Le public se laisse facilement emporter dans le burlesque de ce théâtre, qui emprunte souvent sans gêne à la commedia dell'arte. Accompagnées de musiciens et d’un plateau vocal engagé et de grande qualité, les trois heures de spectacle ne souffrent de longueur à aucun moment, remplies de rires et, malgré tout, d’émerveillement.