Recette équilibrée pour Hansel et Gretel à l’Opéra National de Lorraine
Le public a l’impression de se promener dans la forêt, élément si capital du conte, dès les premières mesures interprétées par l’Orchestre symphonique et lyrique de Nancy. La ballade se fait légère, par la souplesse des cordes, puis vient l’annonce des turpitudes prochaines au cœur des bois, transmises par la fureur de l’orchestre tout entier et la fougue de Thomas Rösner. Le rideau se lève sur une mise en scène contemporaine. Pas de pauvre chaumière ici, mais de simples réverbères grisâtres, et des poubelles en plastique gris qui sont le « foyer » de Hansel et Gretel. Ces poubelles servent à tout, le couvercle de l’une soutient une gazinière, celui de l’autre fait office de bureau sur lequel Gretel griffonne un dessin, celui d’une pomme rouge qu’elle ne peut que fantasmer.
Le fond de lait est contenu dans une bouteille en plastique, et les enfants eux-mêmes, comme les parents, ont des tenues actuelles, dont la couleur dominante est le gris. À la grisaille de ce coin de ville sans âme s’oppose d’emblée l’énergie des enfants. La mezzo-soprano Yete Queiroz en Hansel, et la soprano Marysol Schalit en Gretel, insufflent à leurs personnages la vigueur et l’espièglerie enfantines. Les corps d’adultes disparaissent, et c’est la gestuelle enfantine qui prend le dessus, renforcée par la clarté des voix, l’une comme l’autre particulièrement à l’aise dans les aigus. Se chamaillant pour la bouteille de lait presque vide, elles gesticulent, se poursuivent et se livrent à une bataille de polochons sans que leurs voix ne perdent en régularité, ni dans la diction, ni dans la clarté des sons.
Les parents font autorité par leurs voix. La mezzo-soprano Deirdre Angenent campe une mère digne dans le dénuement. Sa présence scénique refroidit les enfants, et la colère de Gertrud est portée par des aigus impériaux et impérieux. Une fois les enfants envoyés dans la forêt à la recherche des fameuses fraises, le baryton-basse Josef Wagner en Peter apporte un vent de légèreté à la scène. C’est un père insouciant et facétieux qui arrive, les bras chargés de sacs de courses après avoir vendu tous ses balais. Ses qualités vocales se maintiennent en toute circonstance. Que Peter répare une trottinette (grise évidemment) trouvée dans une énième poubelle, qu’il la monte ensuite et fasse le tour de la scène à toute vitesse, aucun mouvement n’est un barrage à l’intensité de sa voix. À son timbre puissant, il imprime tantôt de la solennité devant sa femme à l’annonce des dangers de la forêt, tantôt de la chaleur lors de ses retrouvailles finales avec les enfants.
Apparaissent ensuite, dans un recoin du plateau, d’étranges personnages qui sont le fil conducteur de la mise en scène. Corps humains et adorables têtes pelucheuses, des chats et des souris s’approchent des poubelles. La loi de la nature ne prévaut pas dans la mise en scène puisqu’ils s’unissent pour dérober le garde-manger de la famille. Choix contemporain oblige, c’est la voirie qui les déloge et permet le changement de décor, pendant que l’orchestre transcrit, par une solennité quasi-wagnérienne, l’angoisse qui accompagne le deuxième tableau.
La symbolique de la pauvreté dans le monde urbain est maintenue dans le décor de la forêt, où les arbres sont des réverbères, plus nombreux que dans le premier tableau, et où des poubelles miniatures font office de bosquets ou de plants de fraises. Pendant que Hansel ouvre chaque poubelle à la recherche des fruits, Gretel est multiple. Marysol Schalit module sa voix selon la situation, la parant de douceur lorsqu’elle chante un air enfantin, amplifiant ses aigus à la vue du sac en plastique rempli de fruits. L’orchestre s’additionne à son duo avec Yete Queiroz sur le chant du coucou, doux et tendre comme les fraises pour lesquelles les enfants finissent par se quereller.
D’une plaque d’égout dans cette forêt urbaine sort la soprano Jennifer Courcier, marchand de sable au costume scintillant et argenté, à la voix cristalline et légère, en parfaite adéquation avec son personnage. Elle répand la poudre de sommeil pailletée sur les enfants, dépose à leurs pieds des ballerines et une casquette argentées qu’elle a tirées de son sac à dos-poubelle avant de disparaître à nouveau sous la plaque d’égout.
Après l’émouvante prière du soir des enfants, chats et souris reviennent et meublent la scène pendant l’intervalle musical. Bestiaire magique, ils font descendre des pommes sur les réverbères, et tentent d’aider les enfants à les atteindre, sans succès.
Passé l’entracte pendant lequel chats et souris viennent à la rencontre du public, ils sont disséminés dans les balcons et près de la fosse pour tenter de diriger ensemble l’orchestre et contrôler l’ouverture du troisième tableau. C’est Jennifer Courcier, cette fois en Fée Rosée, qui les chasse, arrivant des fauteuils d’orchestre dans un costume de pervenche scintillant. Son timbre se fait plus âpre, ses aigus quasi-colériques.
Le plateau rétréci se concentre sur le réveil de Hansel et Gretel, avant de dévoiler, derrière le rideau, celle que tout le public attendait : la sorcière Grignote. Ni effroi, ni terreur, ni pain d’épices. Suspendue dans les airs, assise sur un canapé rose poudré, la mezzo-soprano Carole Wilson a l’air d’une gentille vieille dame, sorte de croisement entre Barbara Cartland pour l’abus de rose et de poudre de riz et Elizabeth II pour le sac à main Launer, rose lui aussi. Elle sirote tranquillement son thé pendant que les enfants s’extasient sur la maison. Le contraste est fort avec la grisaille urbaine. Des charlottes, des religieuses au chocolat, des bonbons, meringues, petits choux et autres sucettes croulent sur des tables rondes et roses.
Une splendide machine à glace et à barbe à papa occupe la droite de la scène, assemblage attrayant qui cache sur un côté un ensemble gazinière-four terrifiant. Un chat complice de la sorcière, mi-majordome, mi-esclave, se promène vêtu d’un pyjama rose.
Lorsqu’elle descend, Carole Wilson serre les enfants d’un peu trop près, son visage devient grimaçant, elle crie presque, ricane, feule : c’est une sorcière, une vraie de vraie. C’est avec une bombe de chantilly qu’elle engraisse Hansel, prisonnier d’une cloche de verre, après avoir jeté un sort aux enfants, fouet de cuisine en guise de baguette.
Son « hocus pocus » est flamboyant. Elle laisse tomber le manteau et le chapeau et effectue un nouveau croisement physique, à la fois vieille chanteuse de cabaret, longue robe de satin et boa rose, et Baby Jane de Bette Davis, cheveux platine et maquillage surchargé. Sa voix croasse et ricane, avant de laisser libre cours à sa fureur et sa folie dans de sublimes aigus, déployés avec une facilité déconcertante, maintenus même un porte-cigarette à la bouche. Le public écoute avec gourmandise et la gratifie de bravi.
Poussée dans les flammes du four par la ruse de Gretel, elle reste démoniaque jusque dans son dernier cri. L’explosion de joie précède celle du four, la délivrance est générale. Au fond de la scène, sept cloches de verre se lèvent lentement et libèrent des groupes d’enfants prisonniers, qui s’avancent. Le Chœur d’enfants du Conservatoire Régional de Grand Nancy, sous la direction de Marguerite Adamczewski, traduit admirablement les étapes successives. Les enfants sortent de leur torpeur, leurs voix sont douces, puis elles prennent de l’assurance et gratifient le public d’aigus bien en place, plutôt puissants pour des coffres juvéniles.
Les retrouvailles avec les parents sont joyeuses. La fête mêle chats, souris, adultes et enfants, qui se partagent une gigantesque barbe à papa dont sort une main qui tient toujours le porte-cigarette, sous les longs bravi du public !