Le Baron Tzigane à Genève, un jeu de sociétés
En cette période de fêtes, le Grand Théâtre de Genève souscrit à la tradition consistant à programmer une opérette. Il s’agit cette année du Baron Tzigane de Johann Strauss. La mise en scène de cet opus est confiée à Christian Räth, qui collabore régulièrement avec Laurent Pelly (comme ce dernier le rappelait récemment dans son interview). De Pelly, on reconnait d’ailleurs l’inspiration dans la scénographie onirique et penchée, les costumes loufoques, les mouvements chorégraphiés des solistes et des chœurs. Il en manque toutefois la précision chirurgicale et la science des déplacements : là où chaque déplacement forme un tableau esthétique chez Pelly, une sensation de fouillis règne parfois ici.
Le décor, signé Leslie Travers au même titre que les costumes, transforme le plateau scénique en plateau de jeu de société. Judicieusement réalisé, il dévoile ses surprises au fur et à mesure du spectacle, créant des occasions de jeu théâtral ainsi que différents espaces. Les artistes du chœur paraissent durant l’ouverture et piochent une carte qui détermine à quelle équipe ils appartiendront : éleveurs de cochons ou Bohémiens. L’intrigue peint en effet les tribulations d’un héritier, Sandor Barinkay, qui doit choisir dans un contexte de chasse au trésor entre la fille de l’éleveur Zsupan et celle de la Bohémienne Czipra pour se marier. Comme Barinkay, Räth prend fait et cause pour les Bohémiens, sortes de motards hippies, soulignant le ridicule des éleveurs par leurs costumes (roses, dans un style très BCBG) et leur traitement théâtral très caricatural. En ce jour de Première, bien des choses semblent encore à peaufiner. Par exemple, comme fâché par les très nombreuses réappropriations des paroles par les chanteurs, le responsable des surtitres manifeste son mécontentement en affichant les textes significativement en avance ou en retard.
Le rôle-titre est interprété par Jean-Pïerre Furlan (qui nous avait accordé une interview il y a deux ans), qui met quelques scènes à se chauffer la voix : sa ligne vocale se stabilise ainsi au fil de la soirée. Il délivre alors des aigus radieux et puissants malgré une forte couverture vocale. Les mediums manquent cependant de sûreté. Son jeu théâtral très naturel rend sa prestation convaincante. Eleonore Marguerre campe une Saffi remarquable, à la voix ronde et colorée, et au délicat vibrato. Ses aigus élancés sont projetés puissamment, redescendant en decrescendo vers une note tenue dans un léger filet vibrant. Son interprétation nuancée gagnera toutefois en clarté une fois les nasales françaises mieux appréhendées (« ombre » se transforme par exemple ici en « ambre »). Marie-Ange Todorovitch incarne une Czipra enflammée mais fragile vocalement. Son gigantesque vibrato déstructure sa ligne vocale qui manque par ailleurs de legato. En revanche, ses aigus sont brillants. Le duo entre la mère et la fille souffre de forts décalages rythmiques, bien que les voix s’accordent joliment. Enfin, le camp des bohémiens se complète du Comte Homonay (ici transformé en petit soldat du jeu Risk) chanté par Marc Mazuir, dont la voix sourde met en exergue la gravité du timbre. Positionné la plupart du temps en fond de scène, il est cependant presque toujours recouvert par l’orchestre.
Christophoros Stamboglis est Zsupan, l’éleveur de cochons, qu’il interprète de sa fière voix large et sonore, à l’ample résonance. Épatant vocalement, mais systématiquement décalé rythmiquement, il est méconnaissable après l’entracte, la faute à une indisposition (non annoncée au public) ayant retardé la reprise de la seconde partie (il sera suppléé par Wolfgang Bankl durant son indisponibilité). Sa femme est chantée par Jeannette Fischer, soprano de caractère pleine d’énergie mais manquant de volume. Elle offre au public un impressionnant grand-écart pour conclure la valse finale de l’acte II. Leur fille Arsena prend la voix de Mélody Louledjian. Sa voix, peu sonore, est d’une grande pureté. Tranchante dans les vocalises, elle distille un vibrato léger, rapide et délicat. Elle effectue un travail visible sur les postures corporelles qui soutient un jeu théâtral convaincant. Son amant est incarné par Loïc Félix dont le timbre lumineux se met au service d’une diction soignée. Très énergique, il forme un excellent couard maladroit et amoureux. Daniel Djambazian est le Comte Carnero, sorte de maître de cérémonie, à la parfaite diction mais à la caractérisation légèrement surjouée.
Le chef Stefan Blunier, à la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, parvient à mettre en exergue le lyrisme des passages les plus délicats aussi bien que le rythme enjoué des mélodies folkloriques. Le son clair des cymbales répond aux bruits de cochons imités par les vents. La prestation est cependant ternie par les très nombreux décalages rythmiques entre la fosse et la scène ainsi que par le manque d’attention portée aux chanteurs, dont beaucoup se trouvent couverts par l’orchestre. Le Chœur du Grand Théâtre de Genève offre une partition puissante. Les attaques sont en revanche approximatives et le texte absolument incompréhensible. Lorsque la représentation s’achève, le public applaudit sans ferveur un spectacle qui gagnera probablement en fluidité au fil des représentations.