Barbara Hannigan à Aix ou les sens de la modernité
Retrouvez notre compte-rendu de son album : Crazy Girl Crazy et réservez pour Le Château de Barbe-Bleue / La voix humaine
Debussy (Syrinx), Schoenberg (La Nuit transfigurée), Berg (Lulu Suite), Gershwin (Girl Crazy Suite), autant de compositeurs à la fois réflexifs et intuitifs qui ont, au cours des années 1910-1930, avec une même sensualité, cherché à dépasser le romantisme. Ils expérimentent alors un rapport plus immédiat et serré avec le son et l’expression, débarrassé de l’encombrante et exclusive grammaire tonale.
Le Ludwig orchestra d’Amsterdam, ensemble de chambre, est fondé en 2013 par un noyau d’instrumentistes, désireux d’expérimenter une nouvelle logique de regroupement musical, fluide, flexible, adaptée aux situations et aux œuvres. Cette préoccupation pratique et sociale explique la référence au moderne Beethoven, l’un des premiers hommes d’affaires (musicales). Il est habillé de bleu et de noir.
Barbara Hannigan, artiste associée, est placée, en tant que cheffe et soprano, à sa tête. En elle, tout est singularité, originalité, insécurité. Soprano d’orchestre plus que d’opéra, directrice par le corps-chantant plus que par la baguette, virtuose des souffles contemporains plus que des vocalises belcantistes : telles sont les combinaisons improbables de ses choix. Pour l’heure, cette plongée scénique exige d’elle une extrême précision, comme si tout dépendait de sa capacité à figurer concrètement le sonore musical depuis ses longs bras articulés. D’où l’aspect, (peut-être) faussement chorégraphique de sa gestique. Il ne s’agit pas d’ajouter un art supplémentaire au spectacle, mais de mobiliser la musicalité du corps et de l’être.
Le concert, dédié à la nuit, commence par la flûte traversière soliste d’Ingrid Geerlings. Barbara Hannigan en propose une écoute immersive : nocturne, sans origine, préfigurant la vocalité respirante des timbres et traits d’orchestre, comme la voix de Mélisande et bien sûr celle de Lulu.
Puis la silhouette ombrée de la cheffe s’avance jusqu’au pupitre, dans un silence post-debussyste, pour passer à une autre modernité, celle de Schoenberg. La Nuit transfigurée tombe lumineusement sur la scène (Verklärte Nacht, pour orchestre à cordes, 1899, version 1943). L’impression naturelle cède à l’expression émotionnelle. L’ensemble, réduit à ses cordes, fait défiler les tensions et détentes de ses textures depuis les bras ailés d’Hannigan. Schoenberg cherche sans doute, à partir d’une unité de timbre, à déployer une mélodie de textures. Et c’est bien cette vocalité que la cheffe cherche encore à accentuer, au léger détriment de la clarté des contours et de l’avancée narrative de l’œuvre. La monochromie est errance, enfermement, désarroi (c’est finalement ce que raconte l’histoire de cette œuvre) quand viennent à manquer repères, balises et contrastes.
La deuxième partie du concert est consacrée à l’autre compositeur expressionniste viennois, Alban Berg et à sa Lulu Suite, suite d’orchestre tirée de l’opéra éponyme, dont elle constitue une splendide bande-annonce (1928). L’œuvre agrandit et éclaire l’orchestre d’un piano, de bois, de cuivres, de percussions. Cet ensemble composite fait alterner sensualité délurée et paroxysme tellurique. L’écriture étire, épuise même les paramètres sonores (mélodie, rythme, harmonie, timbre, dynamique). Puis, pour le Lied der Lulu, Hannigan, sobrement, se tourne vers le public, se retourne, comme sur elle-même. De fait, Lulu c’est elle, souvent incarnée en version d’opéra (à La Monnaie, en 2012, dans la vision de Krzysztof Warlikowski notamment). Cela donne une saveur de miracle à l’apparition du chant, à l’avènement du sens. Ses commutations fulgurantes entre les aigus, limpides, puissants, infiniment grimpants et les graves, qu’elle fait surgir de cavités profondes, confèrent au personnage de « cabaret supérieur » (l’expression est de Boulez à propos du Pierrot Lunaire), sa dimension subversive et tragique. Le geste vocal de la chanteuse se dédouble.
Nul contraste entre Berg et Gershwin pour finir. L’orchestre ne bouge pas, ne change pas, tant l’orchestration qu’en a fait le compositeur américain Bill Elliott (en collaboration avec la chanteuse) semble se fondre dans la palette Bergienne. La folie est encore celle d’une fille (Girl Crazy Suite, extraits de la comédie musicale, 1930). L’expérience musicale, pour Hannigan, relève bien d’une immersion, dans laquelle tout est donné à vivre en même temps. L’orchestre, à sa suite, se dédouble en chorale, l’accompagnant vocalement, et pour sa plus grande joie (embraceable you…).
Barbara Hannigan dirige depuis son corps-instrument, usant d’une grammaire corporelle expressionniste qui exacerbe l’émotion humaine. Ses bras sémaphores sont ses ailes. Ils mettent du souffle dans la direction, de la vibration dans l’atmosphère du théâtre. Ses jambes sont solidement ancrées, comme en apesanteur quand il s’agit de déplacer le centre de gravité de la musique vers les hauteurs. Ses coudes se balancent d’avant en arrière selon des mouvements structurés afin de donner de la profondeur à sa gestique. Le public, saisi, l’applaudit comme une rock star : debout et avec des cris d’allégresse.