Loué soit le Concert d’Astrée : Haendel et Bach au Grand Théâtre de Provence
Les deux compositeurs sont allemands, protestants, maîtres en écriture contrapuntique savante. Ils absorbent avec intelligence les charmes lyriques du style italien : opératique et décoratif chez le jeune Haendel (il a 22 ans en 1707), elliptique et architectural chez le nouveau cantor de Leipzig qu’est Bach dans les années 1720. La rhétorique de la prière se pare de couleurs complémentaires : douleur et jubilation, solitude et plénitude, méditation et démonstration, austérité et vitalité. Tel est le fil invisible qui relie les deux œuvres, dont la mise en miroir exige de l’ensemble des interprètes intelligence, éloquence et virtuosité.
Haendel compose le Dixit Dominus à Rome, au cours d’un voyage de trois ans en Italie (Florence, Naples, Venise). Il se risque à un style opératique, vivaldien et fougueux, pour se faire entendre des édiles romaines. Le Psaume 110 célèbre la puissance de la foi, dans ses dimensions guerrières et amoureuses. Au collectif choral, sûr de sa foi, répondent les éclats plus interrogatifs des solistes.
Le Magnificat est la louange chantée par la Vierge Marie dans l'Évangile de Luc après l'annonciation. L'église protestante utilise ce texte latin pour les vêpres, lors des périodes festives (Noël, Pâques, Pentecôte). Bach l’écrit pour son premier Noël dans ses nouvelles fonctions à Saint-Thomas. Il utilise la même formation que pour la Messe en si : cinq solistes, chœur à cinq voix et orchestre, pour délivrer une interprétation profonde et retenue du cantique.
Emmanuelle Haïm entre sur scène, avec son équipe de solistes, après l’arrivée croisée des chœurs. Le silence règne après le patient accordage des instruments anciens par le premier violon, penché au chevet de chaque pupitre. Elle dirige sans baguette, pour prendre en main l’orchestre et se tenir à même le son. Son geste est ouvragé avec ressort et minutie. Il se décompose en fins segments, calibrés, anguleux, afin d’impulser l’énergie du « temps strié » propre au baroque (divisé en battues régulières et rapprochées). Cette ascèse gestique provoque paradoxalement une légère incertitude dans les entrées fuguées des chœurs. La cheffe se tait lors des passages solistes accompagnés par la basse continue ou un instrument d’orchestre, afin d’en respecter l’élasticité et la rondeur.
Les solistes, amplifiant le chœur du Concert d'Astrée par des éclats ou des arias, forme un quintette vocal international (Hongrie, France, Italie, Chili). La soprano 1 revient à la hongroise Emöke Baráth, à la voix claire, lumineuse, épanouie dans l’aigu (Tecum principium du Dixit). Son vibrato mousseux, sa déclamation ciselée, le fini de ses tenues lui donnent une fragilité souveraine. Le chant est expressif, engagé, extatique et se tourne, comme son regard, vers un possible au-delà (Quia Respexit avec hautbois obligé du Magnificat).
La soprano 2 est la franco-italienne Lea Desandre (révélation artiste lyrique aux Victoires de la musique 2017), en réalité mezzo-soprano, livrant une interprétation spirituelle faite d’intériorité, ombrée par l’éclat vocal de sa partenaire (Dominus a dextris tuis du Dixit). La sourdine diaphane de son timbre fait ressortir la délicatesse de sa diction. Manquent un peu d’énergie aux consonnes pour que le diaphane devienne limpide (Et exultavit du Magnificat). L’entrelacs sobre de leurs timbres lors des duetti (De Torrente du Dixit) est particulièrement émouvant.
Le contre-ténor français Damien Guillon est un autre personnage solitaire et fragile, à l’émotion nue, palpable. Un peu en retrait, un peu décoloré, alors que son timbre devrait sonner d’une clarté d’enfance, il n’a pas la même énergie d’abattage que le violoncelliste (Virgam virtutis tuae du Dixit). Il s’épanouit dans le Magnificat (Esurientes implevit), au cours d’un dialogue au ciselé virginal avec les flûtes obligées. Son duo avec le ténor chilien Emiliano Gonzalez-Toro (Misericordia ejus du Magnificat) est d’une douceur parfaitement ajustée. Ce dernier sait faire état de sa capacité à contrôler ses nerfs, ses tremblements et sa prononciation dans les vocalises, comme pour les rendre plus agissantes (Deposuit potentes du Magnificat). Le baryton français Victor Sicard, au physique de viking, transperce, quant à lui, l’espace acoustique sans nervosité (Dominus a dextris tuis du Dixit). Ses vocalises sont homogènes, consolatrices. Il en articule solidement les segments par la couleur, le phrasé, la diction. Il n’a ainsi pas besoin de charbonner de graves trop appuyés son rôle de basse (quia fecit du Magnificat).
Le Chœur du Concert d’Astrée, personnage collectif multiple, adapte ses prouesses à la logique d’écriture chorale bien différente des deux œuvres. Avec Haendel, les couleurs explosent avec exubérance. Avec Bach, le discours se fait plus architecturé que décoratif. L’écriture accorde autant d’importance au verbe qu’à la musique. En dépit du fugato (passage fugué), qui isole chaque registre, le mélange des couleurs est celui de la Turba, le Peuple dans ses Passions (Omnes generationes, Fecit potentiam, Sicut locutus).
L’orchestre, comme deux immenses mains prolongeant celles de leur cheffe, tricote ses cordes dans Haendel, ses soli concertants dans Bach, accompagne et soutient les chanteurs tout au long de ces deux « mystérieuses apothéoses ».
Le concert s’achève par deux bis haendeliens, le dernier chœur de Théodora, opéra testamentaire aux marcati implacables, et climat de fête oblige, l’Alleluia du Messie, illuminé par le renfort des cinq solistes.